D’un côté, un microbrasseur las de voir des tonnes de résidus de brassage à fort potentiel prendre le chemin du site d’enfouissement. De l’autre, un passionné de production agricole en quête d’un projet entrepreneurial palpitant. Entre les deux, une rencontre fructueuse, sous le signe de l’économie circulaire. Bienvenue à Baie-Comeau, où bière et champignon font très bon ménage!
À la Microbrasserie Saint-Pancrace de Baie-Comeau, l’équipe n’est pas du genre à s’asseoir sur… son houblon. En 10 ans, les affaires de l’entreprise ont suivi une courbe ascendante constante, pour le plus grand bonheur des « bièrophiles ». Mais qui dit production de bière dit, évidemment, résidus de production, appelés aussi « drêche ».
La bande d’André Morin, copropriétaire et directeur de production de la microbrasserie, s’est vite retrouvée avec des tonnes de drêche sur les bras. « Jusqu’à il y a 5 ans, de 80 % à 90 % de notre drêche allait directement au dépotoir. On trouvait que ça n’avait pas de bon sens. Connaissant la valeur nutritive qui se trouve là-dedans et tout le lixiviat que ça génère et qui dégage du méthane, on s’est mis à réfléchir sérieusement à une façon de la valoriser », explique-t-il.
Au courant du potentiel des drêches pour l’alimentation animale, André s’est d’abord tourné de ce côté. « L’enjeu pour une microbrasserie nordique comme la nôtre, c’est la rareté des producteurs de proximité. » Un éleveur de cerfs rouges et quelques propriétaires de petits élevages familiaux ont sauté sur l’occasion. « Ici, on est loin, les intrants coûtent cher, alors c’est économique de nourrir les animaux en partie avec la drêche », rappelle André. Qui plus est, ils en raffolent. Leur appétit était toutefois loin de suffire…
La magie d’une rencontre
André continuait donc de chercher des solutions. « En fouillant sur Google, j’ai lu que la gang du centre de transfert technologique de La Pocatière avait fait une étude sur la faisabilité de faire pousser du champignon en serre sur un substrat composé en partie de drêche. On l’a contactée, elle nous a pondu un protocole. Ç’a pris quatre ans avant de trouver quelqu’un qui allait oser se lancer! »
Ce « quelqu’un », c’est Sylvain Collier, un Français installé sur la Côte-Nord depuis 2016.
« On s’est rencontrés par l’entremise de la SADC [Société d’aide au développement des collectivités] Manicouagan dans le cadre du programme Synergie 138 – Économie circulaire. En jasant autour d’une bière, il m’a dit qu’il aimerait ça, faire pousser quelque chose. Je lui ai parlé du projet de champignons, de cette étude de faisabilité qu’on avait en main… Et il a embarqué all in! » résume André.
Sylvain Collier confirme qu’il n’a pas hésité longtemps avant de prendre la balle au bond.« Produire des champignons ne m’était absolument jamais passé par la tête, mais je savais que je voulais devenir entrepreneur, agriculteur et j’étais prêt. J’ai commencé à lire, à m’informer, faire des tests… Et franchement, y’a un petit truc de passionnant! »
Assez passionnant pour qu’il décide de peser à fond sur le champignon! Les premières récoltes de shiitakes et de pleurotes de ChampiNord ont débuté il y a quelques semaines à peine. À terme, Sylvain souhaite produire environ 3000 kg de champignons par an. Il tient mordicus à l’accessibilité de ses produits. « On reproche souvent que les produits locaux sont beaucoup plus chers. Je veux prouver que non, pas forcément! Et les champignons de ChampiNord auront poussé ici, en économie circulaire. La qualité, la fraîcheur, ça n’a rien à voir! »
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Petit projet deviendra grand
Parti d’un « petit projet à 20 000$ », il en est à environ 100 000 $ d’investissements. « J’ai vraiment bien accroché, sans trop savoir ce qui se passait! » rigole-t-il.
Les deux hommes partagent visiblement une belle complicité, et les échanges sont animés. « Ça prenait quelqu’un comme toi, qui voulait se taper la vraie job, la formation, le plan d’affaires! Ta courbe d’apprentissage est impressionnante », salue André Morin.
« Il y a un an et demi, je n’y connaissais rien, admet Sylvain. J’ai fait ce qu’il fallait faire, parce que j’y ai vu une vraie opportunité d’affaires. » Innovation et Développement Manicouagan lui a apporté un soutien apprécié tout au long de la phase de démarrage.
Malgré toute la vigueur de l’élan, il restait un défi de taille à surmonter. Pour être utilisée à des fins de production mycologique, la drêche, très humide à l’état brut, doit être complètement séchée. Les équipements à cette fin précise existent, mais ils coûtent cher. Environnement Côte-Nord (ECN) a permis de transformer le projet en réalité.
L’intérêt de ce projet, outre les 55 tonnes de déchets dont on évite l’enfouissement annuellement, c’est le côté collaboratif et ce microcosme d’équipements qui pourraient amener beaucoup plus loin la gestion de différentes matières organiques. Dans nos critères de sélection, le gain environnemental est important. Ce projet cochait toutes les cases.
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La Société du Plan Nord dans le décor
L’initiative conjointe de la Microbrasserie Saint-Pancrace et de ChampiNord est allée de l’avant grâce à un projet d’ECN soutenu financièrement par la Société du Plan Nord (SPN) dans le cadre du Plan d’action nordique 2020-2023.
« La SPN finance à la fois la capacité d’ECN à accompagner des entreprises et les initiatives en économie circulaire. Dans l’entente que nous avons avec elle, nous avons un montant de 75 000 $ pour sélectionner et accompagner cinq projets au potentiel prometteur en économie circulaire. Celui de la Microbrasserie Saint-Pancrace en fait partie », indique Claire Pédrot, conseillère en écoresponsabilité pour ECN.
La première rencontre entre André Morin et Sylvain Collier a eu lieu en octobre 2022. Rapidement, tout a déboulé. « Le momentum était là, l’argent était disponible. L’objectif de cette entente avec la SPN est d’enlever des freins au développement de l’économie circulaire, faire les choses le plus simple possible! Le partage d’équipement est très porteur », ajoute la conseillère.
L’achat des trois machines nécessaires au bon déroulement des choses – une presse, un séchoir et une machine à granules – coûtera 17 000 $. « L’intérêt de ce projet, outre les 55 tonnes de déchets dont on évite l’enfouissement annuellement, c’est le côté collaboratif et ce microcosme d’équipements qui pourraient amener beaucoup plus loin la gestion de différentes matières organiques. Dans nos critères de sélection, le gain environnemental est important. Ce projet cochait toutes les cases », se réjouit Claire Pédrot.
Plus on est de fous
Les besoins spécifiques de ChampiNord pour ce qui est de la drêche laissaient beaucoup de temps libre aux équipements, et c’est là qu’est venue l’idée de s’adjoindre d’autres producteurs, explique André Morin. « Les jardins de Carmanor, à Ragueneau, cherchaient à augmenter leur production d’œufs, et Steve Berthiaume, le propriétaire, était très intéressé par la drêche pour alimenter ses poules. En plus, il avait de la place et il nous a proposé d’installer les équipements sur son site. »
La Distillerie Vent du Nord voulait elle aussi acquérir des équipements pour faire sécher ses résidus de distillation et les valoriser. Claire Pédrot a donc fait le maillage entre les deux entreprises.
Avec tous ces gens intéressés qui se bousculeront au portillon, comment gérera-t-on le calendrier des machines?
« Dans tout projet de mutualisation, l’enjeu est la coordination. Si ça fonctionne pour les voitures en autopartage, on est capables à trois ou quatre, de gérer quelques équipements! On est des gens ouverts, c’est facile de se parler et de s’entendre. Si on gérait des entreprises de 100 employés, on aurait nos propres équipements, mais là, on choisit plutôt de s’entraider et c’est vraiment stimulant. On va s’arranger pour que ça marche! » lance André, qui croit pouvoir atteindre l’objectif zéro enfouissement en cinq ans.
Fait à noter, tout ce beau monde est animé par des valeurs communes. « On veut contribuer à nourrir le monde de la Côte-Nord, donner accès à de la nourriture de qualité, fraîche, participer à l’autosuffisance alimentaire de la région… On est tous d’accord là-dessus! Même si moi, je les fais plutôt boire », s’esclaffe André Morin.