Il a gagné la première édition de l’émission Les chefs, mais a choisi de mettre son talent au service des autres. Avec l’équipe de La Transformerie et des centaines de bénévoles Guillaume Cantin lutte contre le gaspillage alimentaire des épiceries, transforme les invendus en tartinades de fruits et redistribue des tonnes de denrées aux démunis. Intrusion en cuisine!
Par un beau dimanche matin de février, huit bénévoles sont réunis autour de cafés fumants et de viennoiseries dans une salle de la Maisonnette des parents, un centre communautaire situé sur le boulevard Saint-Laurent, à Montréal. Ils attendent les directives de Guillaume Cantin, cuisinier, co-initiateur et directeur général de La Transformerie.
Depuis mai 2019, l’organisme a lancé le projet Les Rescapés, qui vise à réduire le gaspillage alimentaire en récoltant les invendus dans des commerces de l’arrondissement Rosemont pour ensuite les trier, en transformer une partie (20 %) en tartinades de fruits, puis en rediriger la plus grande part (environ 72 %) vers des centres de dépannage alimentaire. Seulement 8 % (environ) de ces invendus, non récupérables, finissent au compost.
Le meilleur moyen de sensibiliser les gens au gaspillage, c’est d’avoir les mains dedans.
« Le meilleur moyen de sensibiliser les gens au gaspillage, c’est d’avoir les mains dedans », s’exclame Guillaume. Et c’est exactement ce que s’apprêtent à faire les bénévoles : trier à un rythme effréné une ribambelle colorée d’agrumes, de poivrons, de tomates, de courgettes, etc., en musique et dans la bonne humeur. À part quelques feuilles de radis humides, une couple de concombres ramollis, une ou deux courges éventrées par-ci et un peu de moisissure par-là, les caisses destinées aux démunis se remplissent bien plus vite que le tas de compost.
Les Rescapés en chiffres
Depuis le début du projet, 58 tonnes d’aliments invendus ont été recueillies. En émissions carbone évitées, cela représente 31 102 kg d’équivalent CO2, ce qui correspond à la consommation de nourriture de 12,4 Québécois pendant un an!
Une « étincelle »
« La qualité des invendus », c’est l’élément qui a frappé Guillaume Cantin la première fois qu’il a plongé dans des conteneurs à déchets d’épiceries. Il s’attendait à nager dans « du jus de poubelle », il a trouvé de quoi cuisiner un véritable festin.
C’était en octobre 2016. Avec son ami Thibault Renouf, aujourd’hui co-initiateur de La Transformerie, Guillaume réfléchissait à comment « construire un système alimentaire plus résilient » et la problématique du gaspillage alimentaire revenait continuellement sur la table.
Thibault a alors lancé un défi à Guillaume : cuisiner un repas gastronomique à partir des invendus des épiceries jetés à la poubelle. « Je trouvais ça dégueulasse, se souvient Guillaume. Ça ne me tentait pas de le faire, honnêtement. Mais en cinq minutes il m’a convaincu, car je suis quelqu’un qui aime les défis. »
« Quand on s’est jeté dans les conteneurs de déchets derrière les épiceries, quand on a mis les mains dedans, on a vu la quantité de nourriture, mais c’est surtout la qualité de cette nourriture-là qui nous a marqués. » Ce constat a été « l’étincelle de départ » du projet de La Transformerie.
Un menu bien loin du « jus de poubelle »
À la suite du défi lancé par son ami Thibault Renouf, en octobre 2016, Guillaume Cantin a cuisiné avec les invendus recueillis dans les poubelles des épiceries le menu suivant :
– Punch à base de poires et de pommes (l’alcool n’a pas été récupéré dans les poubelles)
– Potage de poivrons et tomates, houmous à la sriracha et croûtons
– Cœur de romaine grillé, quinoa rouge, grenade, sauge et crème de laitue
– Pain sauvé (et non perdu!) aux pêches, yogourt au café et au cumin
Tout est bon dans le canard
À cette période, Guillaume, gagnant de la première édition de l’émission Les chefs en 2010, venait de lâcher la restauration et cherchait à concilier son activité professionnelle et ses valeurs de respect de la nourriture et des personnes qui la produisent. Avec La Transformerie, il a trouvé.
Avant, j’étais dans un dépassement individuel, même s’il y avait une équipe. Mais là, c’est vraiment plus un dépassement collectif.
« Ça m’énergise beaucoup plus aujourd’hui de travailler dans l’esprit d’un organisme à but non lucratif, raconte celui qui s’ennuie un peu de ses fourneaux, mais trouve son bonheur ailleurs. Avant, j’étais dans un dépassement individuel, même s’il y avait une équipe. Mais là, c’est vraiment plus un dépassement collectif […] Le fait d’être connecté à mes valeurs me rend plus heureux dans ce que je fais au jour le jour. »
Dans la famille de Guillaume, le gaspillage alimentaire n’avait pas sa place. Sa grand-mère maternelle, originaire de Kamouraska, avait neuf enfants et « cuisinait tout de A à Z ». Cette éducation, Guillaume l’a par la suite transposée en cuisine, quitte à prendre le risque d’être « gossant » aux yeux de ses collègues. Il soutient que, quand on travaille sur un menu, on ne commande pas le canard seulement pour les magrets, il faut aussi réfléchir à ce qu’on va faire avec les cuisses, les abats, le cou ou la carcasse.
Aujourd’hui, Guillaume va plus loin en s’intéressant au zéro déchet. Après son compost, c’est sa poubelle qu’il veut mettre au régime. « Mon but, c’est de générer le moins de déchets possible et d’utiliser le moins d’emballages possible, à part ceux qui sont réutilisables. » Et quand il achète un article, il préfère payer un « prix conséquent pour un objet de qualité » et le faire durer longtemps.
Un enjeu de taille
Avec 79 kg de nourriture jetée par année, les Canadiens se placent loin devant les Américains sur le plan du gaspillage alimentaire. À l’échelle nationale, cela représente près de 3 millions de tonnes de nourriture jetée à la poubelle chaque année, d’après le plus récent rapport du Programme des Nations Unies pour l’environnement. Et les effets sur le climat sont conséquents! Si le gaspillage et les pertes alimentaires mondiaux étaient un pays, il serait le troisième plus gros producteur de gaz à effet de serre (GES) au monde.
Justine Friis
Briser le tabou du gaspillage alimentaire
Ce dimanche-là, l’équipe de bénévoles a récupéré 840,94 kg de denrées dans les huit commerces participants… Dans la même journée, les aliments ont été transportés aux centres de dépannage alimentaire partenaires afin que le public puisse bénéficier de la fraîcheur des produits. Mais malgré l’enthousiasme que suscite son projet Les Rescapés, qui compte une communauté de 650 bénévoles, Guillaume veut éviter la « solution pansement ». « Si on est en amour avec [le projet] Les Rescapés, on va tellement vouloir le faire grandir qu’à un moment donné on va pratiquement en oublier la problématique », c’est-à-dire le gaspillage alimentaire.
Pour ne pas la perdre de vue, Guillaume et son équipe travaillent à la mise en place d’un laboratoire. Ils bâtissent avec les acteurs du commerce de détail alimentaire une zone de confiance afin de collecter des données sur les causes du gaspillage alimentaire. Ces données seront ensuite analysées dans le but de concevoir des solutions pour réduire le gaspillage en amont de la chaîne de distribution.
Pour Guillaume, il faut garder l’esprit ouvert et être à l’écoute, sans juger. Seule une approche non moralisatrice permettra de briser le tabou du gaspillage alimentaire, car personne ne jette intentionnellement de la nourriture.