Au Saguenay, un petit village d’irréductibles écolos tend vers l’autosuffisance alimentaire tout en mettant de l’avant la low tech, soit la technologie simple et accessible à tous. Rencontre avec Patrick Déry, le patenteux de l’Écohameau de La Baie.
Avec sa quinzaine de chalets à flanc de colline, l’Écohameau de La Baie ressemble à un petit village des Alpes suisses transplanté dans le site enchanteur du fjord du Saguenay. Patrick Déry, gaillard athlétique et souriant, est l’un des plus anciens occupants de l’endroit, imaginé il y a 25 ans par le Groupe de recherches écologiques de La Baie (GREB), un OBNL qui vise à expérimenter un mode de vie écologique et durable. À 47 ans, ce Saguenéen a déjà vécu plusieurs vies : agriculteur, consultant en politique énergétique pour plusieurs paliers de gouvernement et, depuis 10 ans, professeur-chercheur à la chaire Technologie des énergies renouvelables et du rendement énergétique (TERRE) du Cégep de Jonquière.
Bien qu’il s’exprime d’un ton posé, Patrick Déry pourrait être décrit comme un « collapsologue », une personne qui se prépare à l’effondrement de la civilisation industrielle. Un mot revient souvent dans sa bouche : « résilience ». Il la définit comme « la capacité, en tant que communauté, de maintenir ses fonctions vitales malgré des chocs ou des changements importants ». Et ce mot prend tout son sens avec la crise climatique qui nous pend au bout du nez. « Ce n’est pas quand on vit le problème qu’il faut le régler; il faut plutôt s’y préparer avant », soutient-il, préférant lui-même l’action aux palabres.
La maison des trois petits cochons
Ce touche-à-tout est aussi connu pour avoir construit sa maison de l’Écohameau selon une technique de son cru, maintenant connue sous l’appellation de « technique du GREB » : charpente de bois, murs en ballots de paille emprisonnés dans du mortier et foyer en briques qui libèrent lentement la chaleur. Orientée au sud, l’habitation affiche des performances écologiques remarquables : il ne faut que six cordes de bois pour chauffer cette grande résidence en hiver. La plupart des maisons de l’Écohameau, où habitent plus de 40 personnes, sont construites sur ce modèle et équipées des toilettes sèches.
« C’est l’assemblage des trois petits cochons : bois, paille, maçonnerie », illustre Patrick Déry en rigolant. Ce ne sont toutefois pas les contes pour enfants, mais plutôt ses lectures sérieuses sur l’architecture traditionnelle qui l’ont amené à s’inspirer d’autres pays neigeux : la Suisse pour l’architecture, et la Scandinavie pour le système de chauffage.
Criblé de panneaux solaires, l’Écohameau est un site-école pour le Cégep de Jonquière; c’est aussi un laboratoire où l’on réalise des expérimentations en énergie solaire qui pourraient se révéler bénéfiques pour l’ensemble de la société, selon le professeur titulaire de la chaire TERRE, Martin Bourbonnais. Un exemple? « Notre projet de chauffe-eau au solaire photovoltaïque, explique-t-il, pourrait remplacer les centrales au mazout dans des sites nordiques qui ne sont pas reliés au réseau électrique d’Hydro-Québec, tout en offrant des coûts énergétiques très bas. »
Voir la technologie autrement
Pour Yves-Marie Abraham, professeur au Département de management de HEC Montréal et spécialiste de la décroissance soutenable, « le GREB est un laboratoire essentiel où se testent un tas de techniques qui se révéleront précieuses quand nous n’aurons plus le choix de réinventer un mode de vie déconnecté des macro-systèmes – énergétiques ou politiques, de taille et de complexité très importantes – dont nous dépendons actuellement. Les solutions d’avenir passent par l’autonomie collective », tant alimentaire qu’énergétique.
« J’applique le concept de technologie appropriée. Tu pars d’un besoin, et tu te demandes quelle est la technologie la plus basse que tu puisses utiliser pour y répondre. »
C’est aussi l’avis du GREB, qui mise beaucoup sur la low tech (par opposition au high-tech), soit les technologies simples, accessibles, réparables, reproductibles par tous et peu gourmandes en énergie, comme la maison en paille. D’autres exemples de low tech : les techniques paysannes de jardinage, la construction de caveaux pour conserver les légumes ou encore le tracteur chinois – comme celui qu’a acheté Patrick Déry –, parce qu’il est démontable et constitué de pièces faciles à réparer.
Vers l’autosuffisance alimentaire
À l’origine, l’Écohameau se voulait un projet de propriété collective de ce grand terrain de 90 hectares (ha) majoritairement boisé. Au bout de 15 ans, toutefois, quelques débats et beaucoup d’embûches administratives ont eu raison du modèle de propriété collective, et chaque ménage est devenu propriétaire de sa maison et de son lot de terre. Plus tard, la terre agricole environnant l’Écohameau a été rachetée par la ferme que gère, encore aujourd’hui, la famille de Patrick Déry. La vente de lots pour la construction de six nouvelles maisons finance l’expansion de cette exploitation agricole de 22 ha, dont les activités visent, à terme, à assurer l’autosuffisance alimentaire de l’Écohameau.
Pour y arriver, Patrick Déry mise surtout sur les grandes cultures : fourrage pour nourrir vaches et moutons, céréales (avoine, orge, blé, sarrasin, etc.) et légumineuses. Car d’après ses calculs, « les grandes cultures seraient à l’origine de 80 % de notre énergie métabolique ». Et comme « il faut en moyenne un hectare pour nourrir cinq personnes », il défriche autour de l’Écohameau d’anciens champs, dont certains sont maintenant envahis par la forêt, pour les remettre en culture. À rebours du discours dominant voulant qu’on plante davantage d’arbres pour capter le CO2 – une position que ne partagent pas certains écolos de la région –, il martèle qu’il est plus important de ramener la production alimentaire au Québec afin de cesser de dépendre d’importations d’aliments venus de pays lointains.
Même le carburant de son tracteur, il le veut local : avec un professeur du Département de chimie du Cégep de Jonquière, il travaille à mettre au point son propre biodiesel à base d’huile de friture et de canola. En attendant, il ne rejette pas l’usage du pétrole ni de la machinerie lourde s’ils sont utilisés à bon escient, « comme pour aménager plus rapidement des champs qui permettront l’agriculture pendant des centaines d’années ».
« J’applique le concept de technologie appropriée, popularisé par l’économiste E. F. Schumacher [l’auteur de Small is Beautiful]. Tu pars d’un besoin, et tu te demandes quelle est la technologie la plus basse que tu puisses utiliser pour y répondre, celle qui respecte à la fois l’être humain et la biosphère. Toutefois, une technologie trop basse –qui fait, par exemple, que les gens ont le dos fini à 50 ans –, ce n’est pas une bonne solution : il faut toujours un équilibre. » À La Baie, Patrick Déry a trouvé le sien.