Pour produire du bio au milieu des cultures conventionnelles, Marie-Ève et Guillaume ont dû ceinturer leur ferme maraîchère de haies coupe-vent. Mais tant qu’à planter, pourquoi ne pas opter pour des espèces comestibles ? Cinq ans et trois récoltes plus tard, le couple produit assez de poivre des dunes pour songer à de nouveaux marchés.
En ce 10 décembre, une fine bruine verglaçante enveloppe le village Saint-Vallier. Munie d’un bol et d’un sécateur, Marie-Ève Roy se dirige vers la haie d’aulne crispé et d’érables à sucre qui longe la bleuetière. Les bourgeons — ou chatons — sont recouverts d’une fine couche de givre. Ce sont eux que Marie-Ève prélève, une fois les premiers gels passés. Elle les fera ensuite sécher dans un lyophilisateur qui empêchera l’oxydation et préservera les propriétés de cette épice boréale au goût résineux et musqué. « Le poivre des dunes doit être bien séché pour ne pas moisir. Je le laisse entier pour qu’il conserve ses arômes », explique Marie-Ève en poursuivant sa cueillette.
Marie-Ève et Guillaume en sont à leur troisième année de récolte de poivre des dunes depuis leur enracinement ici, à Saint-Vallier. C’est dans ce coin de pays que Marie-Ève a grandi. Son retour aux sources boucle une parenthèse de quelques années passées à Québec pour les études — autant la couture que l’horticulture — et le travail en restauration, notamment. Guillaume, quant à lui, enseignait en production agricole au Centre de formation professionnelle Fierbourg après une première carrière en génie industriel et génie civil dans Portneuf. Tous deux aspiraient à un autre mode de vie et Marie-Ève rêvait de cultiver la terre familiale, passée de main en main depuis six générations. Alors en 2019, ils ont décidé de louer une parcelle aux parents pour offrir des légumes bios à la population locale. La ferme ancestrale Les Filles du Roy a depuis lors son enseigne et son kiosque libre-service sur la route 132.
Une barrière indigène… et comestible
La terre familiale étant consacrée depuis plusieurs décennies aux grandes cultures conventionnelles de céréales, le couple devait se doter de haies brise-vent et de zones tampons, une exigence pour obtenir et conserver leur certification biologique. Les maraîchers en ont donc implanté six autour de la ferme, dont une bande fleurie pour les pollinisateurs. « Quand les haies seront matures, ça va vraiment stopper les dérives de pesticides », explique Sophie Pouliot, géographe et technicienne agricole au Bureau d’écologie appliquée. Sophie a chapeauté le projet de zones tampons, subventionné à 90 % par le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (MAPAQ).
Pour être conformes aux exigences du MAPAQ, les haies doivent contenir au moins 75 % d’espèces indigènes. Amélanchiers, sorbiers, rosier rugueux, sureau blanc, physocarpe à feuille d’obier… aux espèces qu’elle a sélectionnées, Marie-Ève a décidé d’ajouter l’aulne crispé. L’Alnus viridis subsp. crispa est un arbuste très rustique de la famille du bouleau, peu courant dans les zones tampons, mais dont les baies relèvent savoureusement les plats. « On n’en plante pas souvent parce qu’il n’y a pas beaucoup de monde qui connaît ça », soutient Sophie Pouliot. « Et puis les producteurs de grandes cultures n’ont pas nécessairement le désir de vendre du poivre des dunes », ajoute-t-elle.
Dans une mince bande végétalisée située le long de la bleuetière plantée par sa mère dans les années 1990, Marie-Ève a intercalé entre ses 18 plants de poivre des dunes des érables à sucre, une suggestion de son père. « On a déjà une érablière, mais mon père voulait une petite ligne d’érables à entailler à la chaudière ». À maturité, elle espère que cette zone générera aussi de l’ombre, recherchée par lors de la cueillette des bleuets.
Un défi juste assez relevé
L’an dernier, Marie-Ève et Guillaume ont pu récolter quelque quatre kilos de poivre des dunes. C’était aussi la première fois qu’il leur en restait un petit surplus. Quelques pots sont vendus dans Limoilou, au kiosque et chez Maude épicerie/laboratoire culinaire. Une microbrasserie de Stoneham a également aromatisé une bière, mais, le couple en est convaincu, il reste plusieurs marchés à explorer. « Je prévois de m’y mettre cet hiver », affirme la maraîchère. La culture peut s’avérer rentable, le poivre des dunes pouvant être vendu de 200 $ à 450 $ le kilo.
Même si les quantités ne sont pas encore immenses, Sophie Pouliot reconnaît que sa cliente avait vu juste en misant sur l’aulne crispé. « On devrait toujours essayer de valoriser ce qu’on met dans les haies brise-vent. Comme l’amélanchier, l’églantier, l’aronia ou le sureau, il pourrait aussi y avoir un potentiel », explique-t-elle. Certains producteurs optent pour des essences nobles, comme le noyer noir. « Le noyer noir a un beau potentiel, parce qu’après 10 ans, tu commences à avoir des noix », ajoute Sophie. Bien que le MAPAQ offre une aide financière, elle déplore toutefois que les coûts liés à l’implantation soient à la charge des producteurs de cultures biologiques. « Les producteurs bios doivent se protéger des pesticides, mais le conventionnel pourrait aussi faire sa part », affirme-t-elle, soulignant que les maraîchers biologiques ne peuvent vendre les fruits des zones tampons au prix du bio. Ces haies peuvent toutefois devenir des corridors écologiques et des abris pour les petits animaux, tout en offrant de la nourriture aux abeilles et aux oiseaux.
Échange de bons services
Pour cette première cueillette de la saison, Marie-Ève est accompagnée de Caroline Bouchard, une artisane du coin qui est venue lui prêter mainforte en échange d’un lopin de terre où implanter une oseraie destinée à la confection de ses paniers d’osier. « Je suis à Saint-Vallier depuis 4 ans. J’ai rencontré ces beaux maraîchers qui me permettent de donner des ateliers de vannerie ici ! », résume Caroline. Cette dernière a planté cet été 352 boutures de six variétés de saules. L’entraide et l’échange de services sont au cœur de la ferme ancestrale Les Filles du Roy. Car malgré les défis financiers et l’incertitude liés à ce type de vocation, le couple ne perd pas de vue son objectif : créer une agriculture de proximité dans laquelle l’accès à la terre rime avec cohésion sociale. Et de tous leurs objectifs, c’est sans doute celui-là qui est le plus porteur.