
Planter des arbres au début du mois de mars, l’idée peut sembler saugrenue. C’est pourtant ce qu’est en mesure de faire une pépinière de l’Abitibi grâce à son système de chauffage alimenté par des huiles usagées revalorisées.
Mi-avril, un épais couvert de neige tapisse encore le sol abitibien. Mais dans les Serres coopératives de Guyenne, les membres vont à contre-courant de l’adage qui veut qu’en avril, on ne se découvre pas d’un fil : vêtue d’une camisole, Claudette Boulé veille à éclaircir de minuscules pins gris mis en terre il y a tout juste un mois.
Si Claudette peut travailler en vêtements estivaux à ce temps-ci de l’année, c’est parce que la récupération d’huiles usagées, en provenance d’ateliers mécaniques et autres garages environnants, permet de chauffer les installations et d’étirer la saison entre le début du mois de mars et la fin octobre. Une fournaise fait monter la température de l’eau comme une bouilloire géante, avant de la faire circuler dans un système de tuyaux qui parcourt les 99 serres réparties sur 3,25 hectares, soit l’équivalent de 4,5 terrains de football. Le directeur de la production aux serres, Éric Joly, évalue que, bon an, mal an, entre 1,8 et 2 millions de litres d’huiles usagées sont ainsi revalorisés.

Un système bien huilé
Le directeur de la production aux serres, Éric Joly, évalue que, bon an, mal an, entre 1,8 et 2 millions de litres d’huiles usagées sont ainsi revalorisés.
« Un bon pourcentage vient des mines. C’est surprenant la quantité d’huiles usées qui peut sortir de là. Ils ont beaucoup de machines et sont assez sévères sur l’entretien, que ce soit de l’huile moteur ou de l’huile hydraulique. Dans certaines mines, on passe une fois par semaine parce qu’il y a quelques milliers de litres à aller ramasser », dit-il. Un camion-citerne à l’effigie des Serres assure la collecte aux quatre coins de la région.
LaRonde et Goldex, deux des trois mines exploitées par Agnico Eagle en Abitibi-Témiscamingue, confient ainsi leurs huiles usagées aux Serres coopératives de Guyenne. Le complexe Canadian Malartic, qui génère plus de 600 000 kg d’huiles usées annuellement, achemine quant à lui ces volumes chez Amnor. Ces huiles sont ensuite envoyées à l’usine de Veolia, à Saint-Hyacinthe, « ce qui permet de les transformer en huile réutilisable pour les industriels », note la gestionnaire principale des communications chez Agnico Eagle, Magali Desjardins, fière de contribuer à l’économie circulaire tant à l’échelle de la région que de la province.
Éric Joly indique que les Serres coopératives de Guyenne — comme Amnor citée plus haut — sont enregistrées auprès de la Société de gestion des huiles usagées (SOGHU) à la fois comme récupérateur et valorisateur d’huiles usagées visées par le Règlement sur la récupération et la valorisation de produits par les entreprises.
« Toutes les entreprises paient une taxe environnementale qui sert à financer la récupération des huiles usées. Nous, on a les deux chapeaux, récupérateurs et valorisateurs. Ce que ça veut dire, c’est qu’on va chez ceux qui génèrent de l’huile usée pour la ramener ici et la revaloriser à des fins énergétiques. Et il n’y a pas énormément de valorisateurs, c’est rendu un problème », dit-il, faisant référence à la vingtaine d’entreprises de la province qui donnent une seconde vie à cette substance.

Des arbres à perte de vue
Bien sûr, la combustion de ces huiles émet des gaz à effet de serre. Leur réemploi permet toutefois de les détourner de l’enfouissement — la SOGHU évaluait en 2023 le taux de récupération des huiles à hauteur de 79 % à l’échelle de la Province. Éric Joly précise en outre que les arbres qu’il cultive permettront, au fil de leur croissance, de capter et de stocker du carbone.
Cet été seulement, les Serres coopératives de Guyenne anticipent livrer au ministère des Ressources naturelles et des Forêts près de 21 millions de résineux pour reboiser la forêt publique : pins gris, épinettes noires et épinettes blanches.
Il note qu’à la suite de la saison historique des feux de 2023, c’est seulement cette année qu’il ressent une légère hausse des commandes du ministère. « J’ai l’impression que ça commence à paraître qu’ils veulent reboiser dans le nord, les secteurs qui ont été affectés par les feux. Et dans le nord, généralement ce sont des plus petits plants. Donc, on a plus de plants par mètre carré et on fait un peu plus de mètres carrés que l’année passée », illustre-t-il.
Le gouvernement a annoncé à l’automne 2023 un investissement de 200 millions de dollars sur 8 ans pour reboiser quelque 25 000 hectares de forêts touchées par les incendies, soit une fraction des 1,1 million d’hectares partis en fumée dans la zone de protection intensive. C’est dire que les Serres de Guyenne auront encore bien du pain sur la planche au cours des prochaines années… et de l’huile à revaloriser!
Guyenne ou la «Petite Russie»
Le village de Guyenne est intimement lié à la coopération. Lors de la colonisation, ses habitants décident de le constituer en chantier coopératif, donnant naissance au Syndicat coopératif « Les Pionniers de Guyenne », majoritairement actif dans la foresterie. Chaque travailleur-membre verse la moitié de son salaire au Syndicat afin d’assurer le développement de la communauté — c’est ce qui a valu à Guyenne le sobriquet de « Petite Russie ».
Les décisions sont prises au vote majoritaire lors d’assemblées hebdomadaires. Lorsque le gouvernement se retire graduellement de la colonisation, le village de Guyenne conserve son esprit coopératif, se dotant d’un magasin général coopératif, d’une coop d’habitation, d’une Caisse populaire Desjardins et des Serres coopératives de Guyenne. Cette dernière a, au fil des ans, produit des fleurs et des tomates pour finalement concentrer ses activités autour de la production de plants forestiers destinés au reboisement de la forêt publique.