
En juillet 2021, Rodrigue Turgeon a parcouru 500 km en canot sur le fleuve Nanikana, d’Amos à Weeneebeg, la baie James. Trois ans plus tard, il offre à lire son périple dans son premier récit. L’auteur y raconte « la beauté fragile, menacée et altérée » du fleuve et du territoire, et l’urgence de les protéger.
Rodrigue Turgeon aurait pu mourir – ou se blesser sérieusement – plusieurs fois au cours de son périple. Mais lui, son frère et leurs deux amis sont rentrés sains et saufs. Et depuis son retour, celui qui est avocat et co-porte-parole de la coalition Pour que le Québec ait meilleure mine veut transmettre ce que le fleuve Nanikana lui a offert : le devoir de protéger ce qu’il reste d’essentiel.
Comment ton identité de militant, d’Abitibien et d’Amossois s’est-elle développée en aval de ton voyage?
Je crois qu’il était temps que j’y aille, pour ne pas verser dans l’imposture. On devient rapidement happé par un monde qui est exigeant en matière d’actions militantes, de temps, mais qui n’offre pas la possibilité de se déconnecter pendant un mois. En tant que militant qui veut défendre un territoire, encore faut-il bien le connaître, ce territoire. Avec cette expédition-là, j’ai appris à mieux connaître ma région qu’en 27 ans de vie avant ça.
M’immerger dans la nature au quotidien pendant 26 jours et sentir que ma vie était entre ses mains a été une grande leçon d’humilité. Quand tu es dans des lieux qui sont fréquentés depuis des millénaires, tu te dis que ta contribution doit être positive par rapport au territoire, que tu dois être présent de manière respectueuse. Et je me dis : cet effet que ça a eu sur moi en un mois, quel effet ça peut avoir sur une nation pendant des millénaires?
Nanikana, Harricana…
En anicinapenowin, Nanikana signifie la « voie principale ». Les peuples anicinape, eeyou, omushkego et leurs ancêtres l’ont empruntée depuis des millénaires. Les colons d’Amos l’ont rebaptisée Harricana au début du 19e siècle.
Tu écris dans le livre : « C’est en partageant la beauté de ce qu’il reste de notre monde en perdition que nous encourageons et que nous semons le germe de l’espoir. Qu’on invite à la révolution. » Quelle révolution espères-tu?
Je pense qu’on aura besoin de bienveillance. Il y a des événements qui nous dépassent et qui vont nous pousser, je pense, vers un changement profond de nos sociétés. Ces événements, difficiles à prédire, peuvent être d’ordre géopolitique. Chose certaine, le climat n’a pas fini de s’emballer et les écosystèmes n’ont pas fini de se dégrader. Ces bouleversements se produiront, qu’on le veuille ou non. Mon souhait, c’est que cela se fasse de manière bienveillante.
Je n’en veux pas aux travailleurs miniers. Ce ne sont pas eux qui sont motivés par la destruction de la nature. Ils font juste leur job. J’en veux aux têtes dirigeantes qui pillent les territoires pour remplir leurs coffres qui débordent. Ces quelques personnes détiennent toute la richesse nécessaire pour assurer un avenir équitable et viable aux humains de la planète. Le défi est de récupérer ces sommes et de les redistribuer de manière non violente. Avec Nanikana, j’espère prôner cette non-violence. Certains des gens qui ont acheté le livre et l’ont lu font partie de l’industrie minière ou forestière. Plusieurs d’entre eux m’ont donné de bons commentaires. L’idée, c’est d’avoir ces conversations, d’être capables d’envisager un futur plus équitable, sans violence envers les gens et le territoire.
Une grande partie de ta démarche d’écriture a consisté à mettre au centre du récit l’héritage historique et culturel des premiers peuples. Tu donnes la parole à des aînés, des parents et des jeunes Anicinapek et Eeyouch dévoués à la sauvegarde de Nanikana. Tu constates qu’au Canada, on ne prend pas en compte l’héritage culturel des peuples autochtones. Comment y parvenir?
Je pense qu’avoir de bonnes intentions, des valeurs d’apprentissage, de respect, d’humilité et d’entraide mène à des rencontres riches. Depuis mon enfance en Abitibi, j’ai toujours eu des amis anicinapek et d’autres nations autochtones. Pour avoir une approche d’ouverture, je crois qu’il s’agit de reconnaître qu’on a tout à apprendre en tant que non-autochtone. On peut s’intéresser à l’autre, mais aussi avoir quelque chose à offrir; c’est une relation, on ne peut pas juste acquérir des connaissances. Les nations autochtones font face à des enjeux nécessitant du soutien sur plusieurs plans. Tu peux utiliser ton expérience pour une relation d’aide bilatérale.
Le livre s’ouvre sur une préface d’Isapen Mapitce, une femme de Pikogan (notre point de départ), et se termine par une postface de Donna Ashamock, de Moosonee (notre point d’arrivée). Nous sommes trois personnes qui avons écrit trois textes séparément, mais en les lisant, on a l’impression de lire la même histoire. Cela montre que, quand on s’intéresse au territoire, nos voix peuvent s’additionner plutôt que s’opposer.
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À la toute fin de votre expédition, alors que vous vous rapprochez de la terre ferme, votre quatuor pagaye à toute vitesse pour attraper le prochain train. Après presque un mois complètement déconnecté dans le bois, à vivre au rythme de la nature, l’approche de la civilisation vous replonge dans un mode productiviste. Comment les gens qui vivent en ville, loin de la nature, peuvent-ils reconnecter avec le territoire? Comment les initier à l’importance de protéger, par exemple, Nanikana?
Le piège est présent tout le temps. Je voulais écrire un livre sur le retour à l’équilibre et à la connexion avec la nature, mais même dans le processus d’édition et de publication, je sentais le train partir. J’ai dû courir pour ne pas le rater parce que les dates d’impression, du lancement, de la rentrée littéraire de l’été étaient fixées. C’est ironique parce que j’écrivais, justement, sur ce retour forcé à l’accélération de la vie. Quand je suis revenu de l’expédition, j’ai passé un mois enfermé chez moi parce que ça allait trop vite à Val-d’Or.
Mais l’idée n’est pas de protéger seulement Nanikana. Il s’agit de protéger notre lien à la nature. Peu importe qui on est ou à quelle nature on pense, c’est vers cela qu’on doit aller. Il faut conserver ces espaces de vie, que ce soit un parc en zone urbaine ou un fleuve comme Nanikana. Le message que je souhaite transmettre, c’est mon amour pour le territoire. Pas seulement pour sa dimension naturelle, mais aussi pour sa richesse culturelle et historique.
