Sobre (adjectif) (du latin sobrius)
1. Qui a une consommation modérée d’aliments et de boissons, en particulier l’alcool.
2. Dépourvu de luxe; simple.
On connaît tous cette définition éthylique de la sobriété. Comme on connaît les maux de tête qui vont avec quand on y passe outre!
Le terme de sobriété, même s’il est de plus en plus employé ces derniers temps par de nombreux groupes, y compris des dirigeants d’entreprise, des gestionnaires de placements et même des membres du gouvernement, fait souvent un peu peur.
Parce que le terme sobriété projette une image de réduction, de rationnement, d’interdiction, de sacrifice, bref de renoncement. Sans doute pour cette raison, certains évitent encore de l’utiliser, tout comme le terme « décroissance », de peur de démotiver les gens dans leur engagement envers la lutte contre les changements climatiques.
Dans la langue de Shakespeare, on utilise parfois le mot « sufficiency », qui projette une connotation plus optimiste. Le philosophe André Gorz l’emploie en français dans son Éloge du suffisant, en mettant le terme au centre de sa réflexion de ce qu’il appelle la « norme du suffisant ». Il s’agit de la norme selon laquelle on règle son degré d’effort en fonction du degré de satisfaction recherché et vice-versa. Autrement dit, on ne consomme juste que ce qui est nécessaire et nous rend heureux.
Le « suffisant » de Gorz est incompatible avec la recherche du profit maximal ou encore de la satisfaction maximale, qui constitue le fondement de l’économie traditionnelle et du libéralisme, et ce, en raison de l’autorégulation des besoins qu’elle implique.
Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) met aussi cette notion de suffisance au centre de sa réflexion. Quand ce dernier nous parle de sobriété, il englobe les éléments suivants :
1) Réduire les besoins par la sobriété dans les usages individuels et collectifs;
2) Promouvoir l’efficacité, qui permet ensuite de diminuer la quantité d’énergie consommée;
3) Donner la priorité aux énergies renouvelables qui remplaceront, éventuellement, les énergies fossiles.
Mobiliser les gens (et surtout les plus riches)
Peut-on véritablement mobiliser la population en faveur de cette suffisance ou de cette sobriété? Si oui, comment? Et qui devra avant tout faire les efforts à cet égard pour diminuer notre empreinte carbone et lutter contre les changements climatiques?
Pour enclencher cette sobriété, il faut primordialement réduire nos consommations de biens et de services qui émettent des énergies fossiles au moment de leur usage ou qui en ont émis à leur fabrication et au cours de leur transport.
Au Québec, on connaît les secteurs les plus « coupables » en matière d’émissions de gaz à effet de serre (GES) : transports (44 %), industrie (32 %) et bâtiments (13 %).
Nous savons également que les GES et la consommation augmentent de concert avec le revenu et que la moitié des Canadiens les plus pauvres n’émettaient en moyenne, en 2021, que 10 tonnes par personne alors que les 10 % au revenu plus élevés émettent, eux, 60 tonnes par personne, soit six fois plus que la moitié la plus pauvre1.
Le tableau suivant présente la distribution de GES au Canada par tranche de revenu. On y constate que les personnes ayant un statut économique élevé contribuent de façon disproportionnée aux émissions de GES et ont donc le potentiel le plus élevé de diminution des émissions.
Tranches de revenu | Seuils de revenu annuel en 2019 | Tonnes par personne (2021) |
50 % les plus pauvres | Jusqu’à 50 300 $ après impôts | 10 |
40 % suivants (classe moyenne) | Entre 50 301 et 93 700 $ | 21 |
Top 10 % | Plus de 93 701 $ | 60 |
1 % les plus riches (compris dans le 10 %) | Plus de 198 200 $ | 190 |
On ne peut donc qu’en conclure que les plus riches devront faire des efforts beaucoup plus importants que les personnes à plus faible revenu. En effet, ils consomment des biens et des services fortement émetteurs de GES, comme les voyages en avion. Selon l’économiste Lucas Chancel, du Laboratoire sur les inégalités mondiales, un aller-retour Montréal-Le Caire pour la COP27 correspond à une consommation moyenne de 4,5 tonnes de carbone. Rappelons-nous que la limite annuelle d’émissions de CO2 compatible avec la limite de la hausse de température de 1,5 ℃ d’ici 2100, conformément à l’Accord de Paris, est de deux tonnes par personne2.
Ce sont aussi les plus riches qui ont des véhicules plus lourds, comme les VUS, et qui consomment des loisirs très émetteurs de GES, comme la motoneige, la moto et les bateaux de plaisance.
Une partie des plus pauvres (1ère ligne du tableau) a, en revanche, déjà atteint le niveau de cinq tonnes de CO2 par personne, qui constitue l’objectif fixé pour 2030. Pensons aux gens qui vivent avec le strict minimum et dans des conditions particulièrement précaires. Une partie d’entre elles devra toutefois également réduire sa consommation et être aidée pour le faire.
Un des problèmes vient du fait qu’en matière de consommation et d’aspirations, la classe moyenne (2e ligne du tableau) a les mêmes aspirations que les plus riches, même si elle n’a pas le même budget. En économie, on appelle cela la « consommation positionnelle » : on s’achète un statut social par ses habitudes de consommation.
De plus, la classe moyenne vit souvent en banlieue, où les habitations coûtent moins cher, ce qui implique des dépenses supplémentaires et souvent incontournables au chapitre du transport.
Lire aussi : La décroissance? Non, la sobriété!
Un peu de justice climatique?
Le système économique, moteur de la société de consommation, a contribué à banaliser les biens et services réservés aux plus riches, qui désormais existent dans toute une gamme de prix et de qualité. La plus chère des BMW coûte au Québec 223 000 $, mais on peut s’acheter le statut social associé au constructeur allemand pour 44 000 $.
La dynamique d’imitation et de mimétisme des statuts sociaux, dont la consommation est le principal carburant, rend le développement et le déploiement d’une politique générale de sobriété et de suffisance au sein de la société extrêmement compliquée.
Les simples constats étayés plus haut nous amènent toutefois à conclure que si la modération a bien meilleur goût, cette sobriété doit tout d’abord commencer par un effort précis et exemplaire des plus riches, qui sont les grands responsables du marasme climatique actuel.
Sources
1 Chancel, L. (2021). Global carbon Inequality over 1990-2019. Working Paper. Laboratoire sur les inégalités mondiales. https://wid.world/document/global-carbon-inequality-1990-2019-wid-world-working-paper-2021-22