
La multiplication des catastrophes naturelles liées aux changements climatiques bouleverse le secteur des assurances. Pour le meilleur… ou pour le pire?
Roula Simon, 56 ans, remonte l’autoroute 15 nord pour rentrer chez elle, après un passage à Montréal. Nous sommes le 9 août 2024 et, en cette fin d’après midi, rien à signaler. Puis, en un tour de volant, le paysage change complètement. « Dès que je suis arrivée à Laval, j’ai eu l’impression de conduire sur un fleuve », raconte la résidente du quartier Fabreville.
Roula vient de croiser la trajectoire de la tempête Debby qui, comme elle va le découvrir quelques minutes plus tard, a laissé 8 pi (2, 44 m) d’eau chez elle et ravagé plusieurs régions du Québec. Dans le sous-sol de sa maison, « plus rien n’était à sa place », se souvient Roula. La machine à laver, la sécheuse et le congélateur se sont notamment renversés.
Qui paye la facture?
La réalité la rattrape une seconde fois quand la facture tombe : les pertes matérielles liées aux refoulements d’égout s’élèvent à 100 000 $, et le couple estime qu’il devra investir 50 000 $ dans les travaux. Les assurances? Elles contribueront uniquement à hauteur de 20 000 $. « À peine de quoi rembourser la salle de bain », s’indigne-t-elle.
Quand les Simon ont acheté la maison, en 2001, elle n’était pas considérée comme étant en zone inondable. C’est d’ailleurs la première fois que la famille subit une inondation d’une telle ampleur.
Le secteur des assurances, lui non plus, ne peut plus ignorer la hausse des catastrophes naturelles et des dépenses qu’elle entraîne. En 2023, ces coûts se chiffraient à 3,2 G$ au Canada, d’après le Bureau d’assurance du Canada (BAC).
Une hausse « significative », reconnaît Pierre Babinsky, directeur des communications et des affaires publiques au BAC, admettant du même souffle l’impact direct sur les consommateurs et consommatrices : « Puisque les [compagnies d’assurances] payent plus d’indemnités, les primes doivent être ajustées en conséquence. »
L’augmentation des réclamations liées aux catastrophes naturelles n’est pas la seule responsable de la hausse des primes. Entre l’inflation, la pénurie de main-d’œuvre et l’augmentation des prix des matériaux, le coût moyen d’un sinistre aurait augmenté de 50 % dans les cinq dernières années, affirme Pierre Babinsky.
Incidences directes
« Historiquement, la tarification des produits d’assurances a très souvent été estimée ou établie en fonction des désastres passés », relate Michaël Bourdeau-Brien, professeur agrégé à la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval. Avec les bouleversements climatiques et météorologiques actuels, « on se rend compte que le passé n’est plus garant du futur », et les compagnies d’assurance adoptent de plus en plus une modélisation prospective, basée sur des prévisions.
Dans les zones à risque, où l’avenir n’augure rien de bon, elles n’auraient d’autre choix que d’élever le coût des primes ou, pour rester compétitives, de réduire leur couverture comme peau de chagrin. Certains sinistres ne sont pris en charge qu’à condition de contracter un avenant à la couverture de base. Les phénomènes difficiles à prévoir, comme les glissements de terrain, ne sont tout simplement pas couverts par les polices d’assurance au Canada.
Au Québec, le Programme général d’assistance financière lors de sinistres vise à compenser certains des risques non pris en charge par les assurances privées. Le 15 août dernier, le premier ministre François Legault a annoncé qu’il pourrait être élargi aux refoulements d’égout engendrés par les pluies diluviennes, avant de revenir sur sa décision.
Notons qu’aux États-Unis, certaines compagnies d’assurance se retirent carrément des zones à haut risque. Si ce n’est toujours pas le cas au Canada, les propriétaires de maisons situées en zone inondable pourraient toutefois avoir du mal à revendre, et les acheteurs et acheteuses éventuels de la difficulté à trouver du financement.
La valeur monétaire des impacts psychobiosociaux semble être aussi importante que les impacts économiques directs, en termes de dommages aux bâtiments.
Des dégâts plus que matériels
Pour Michaël Bourdeau-Brien, les impacts psychologiques et physiques des catastrophes naturelles devraient aussi être pris en charge par les compagnies d’assurance. Ses études sur le sujet démontrent que « la valeur monétaire des impacts psychobiosociaux semble être aussi importante que les impacts économiques directs, en termes de dommages aux bâtiments ». Il regrette qu’à ce jour, « seulement une moitié des impacts totaux » des sinistres soient considérés, au détriment du bien-être des communautés, et espère voir ces conséquences intégrées dans le programme fédéral d’assurance contre les inondations, qui pourrait entrer en vigueur en 2025.
Chez la famille Simon, la tempête Debby a laissé bien plus que des dommages matériels. Trois semaines après le drame, Roula confie être « brûlée », physiquement et psychologiquement.
Son mari, qui s’est fait une déchirure à la jambe en glissant sur le sol inondé, est rétabli. Mais quelque chose, en eux, est abîmé. Car même si les murs seront reconstruits, les planchers refaits et que la vie reprend son cours, la valeur sentimentale d’une maison ne se remplace pas, estime Roula. « Nous avions tous les souvenirs des enfants dans le sous-sol. Les photos, les vidéos… tout est perdu », se désole-t-elle.
Pour autant, les Simon n’envisagent pas de vendre leur maison. Soulignant les effets de la crise du logement sur le marché immobilier, Roula s’interroge : « On partirait pour aller où? »
Quelles solutions?
Éviter la catastrophe n’est pas toujours possible. Mais, dans certains cas, adopter des mesures de prévention des risques peut faire la différence.
D’après diverses études, l’augmentation des primes d’assurance peut d’ailleurs « encourager la prise de bons comportements en termes de mitigation du risque et de protection individuelle », indique Michaël Bourdeau-Brien.
Les normes de souscription imposées par les assureurs « visent à réduire la fréquence ou la sévérité d’un dommage au bâtiment », notamment par la sensibilisation aux risques naturels, soutient quant à elle la compagnie d’assurance et de services financiers Beneva: « Par exemple, les assureurs peuvent exiger l’installation d’un clapet antiretour pour réduire la possibilité d’un refoulement d’égout dans le sous-sol ou exiger que la toiture d’un bâtiment soit refaite avec certains matériaux offrant une grande résistance afin de solidifier la toiture en cas de tempête violente. »
Requise par certaines polices d’assurance, l’adoption de mesures de prévention peut également être encouragée par des rabais sur les primes. Plusieurs compagnies d’assurance offrent la possibilité de souscrire des avenants qui prévoient de « reconstruire avec des matériaux plus résilients que ceux qui sont actuellement sur la propriété », ajoute Michaël Bourdeau-Brien.
Pour réduire les risques de dommages dans un sous-sol en cas d’inondation, on encourage par exemple les personnes assurées à privilégier les planchers en béton lissé, en céramique ou en vinyle. Ces matériaux sont plus résistants aux infiltrations d’eau que les traditionnels planchers flottants en fibre de bois.
Étanchéifier portes et fenêtre, soulever les appareils électroménagers, installer des barrières anti-inondation… Les mesures de protection individuelle ne manquent pas, et sont souvent plus simples à adopter qu’on l’imagine. Plusieurs compagnies d’assurance diffusent des informations sur les bonnes pratiques à adopter, sous la forme de guides, de sites Internet ou de bulletins d’information. « Connaître le risque est la première étape pour le prévenir », conclut Michaël Bourdeau-Brien.
Une industrie en contradiction?
Au Canada, le secteur des assurances est loin d’être exemplaire sur le plan environnemental. S’il reconnaît « la menace importante que le changement climatique fait peser sur son modèle économique compte tenu des risques accrus et de la hausse des demandes d’indemnisation, il continue d’exacerber ces risques en souscrivant et en investissant dans le secteur des combustibles fossiles », souligne un rapport d’Investors for Paris Compliance (I4PC), paru en juillet 2024. Selon les estimations « prudentes » de l’organisme, plus de 19,5 G$ ont été investis dans des actifs liés aux combustibles fossiles par les sept plus importantes sociétés d’assurance multirisque au Canada et leurs sociétés mères en 2023.