Alors que s’ouvre le mois de l’économie sociale, nous avons eu envie d’offrir une carte blanche à Geneviève Rajotte Sauriol. Dans cette chronique, la cofondatrice de la coopérative Bleu forêt nous livre un témoignage personnel sur les liens entre modèle coopératif et changements climatiques.
Cet automne, j’ai eu la chance de participer à une belle journée de réflexion. Elle réunissait une gang d’entrepreneuses et d’entrepreneurs qui avaient en commun d’évoluer en économie sociale – dans le jargon, on parle aussi d’entreprenariat collectif pour désigner cette autre manière de faire des affaires. On s’est demandé quel rôle pouvaient jouer les coopératives dans la démocratisation, la démarchandisation et la dépollution du travail. Ouh, ça en fait, des gros mots.
Pour le dire autrement : « le futur est collectif. » C’est une phrase que j’adore, parce qu’elle résume bien la vision selon laquelle l’économie sociale permet d’accélérer la transition socioécologique et d’imaginer un futur post-croissance. Rien de moins. Et pour vous le prouver, je vous amène faire une incursion dans l’univers des coops de travail.
Tenir le volant
« On a toujours été le moteur du véhicule, maintenant on tient le volant! » déclare Jessika Perreault, la doyenne de la rivière Matawin (qui, en passant, ne laisse pas sa place quand vient le temps de traverser de gros rapides ou de reculer un trailer rempli de kayaks). À quoi ça sert de remettre le volant aux membres du personnel? Voyez par vous-mêmes : « J’étais tannée d’être la seule fille guide dans l’équipe, confie Jessika. On a décidé cet été de former une cohorte 100 % féminine, et maintenant, on a enfin une équipe paritaire! »
Le « véhicule » dont Jessika parle, c’est la Coop Aventures Matawin, née dans la dernière année d’une reprise collective (Pssss! On en parle dans cet article sur les coops). En gros, l’équipe trippante des guides de rafting a racheté le centre de plein air qui l’employait – et qui existait depuis 30 ans – à la multinationale française propriétaire. Résultat : les membres du personnel de ce milieu de travail précaire sont devenus gestionnaires, les anciens et anciennes guides, attirés par davantage de liberté et de pouvoir décisionnel, sont revenus à leur rivière. Et tout le monde a obtenu le droit de vote.
Pourquoi la démocratie devrait-elle s’arrêter aux portes de l’entreprise? (J’emprunte cette phrase à Myriam Michaud, prof à la TÉLUQ.) Non, mais c’est vrai, on trouve ça normal qu’une poignée de dirigeants (plus rarement de dirigeantes) prennent des décisions qui ont un impact à la fois sur les personnes en dessous, sur la collectivité et sur l’environnement, et dans le même temps empochent les profits?
« Oui, mais, ce sont ces personnes qui prennent le risque ! », m’avait répondu un étudiant du Collège Ahuntsic à qui j’essayais de vendre le modèle coop. Je comprends son point de vue, c’est un discours qui est tellement relayé. Mais quand on y pense, dans le modèle de l’entreprise capitaliste, ce sont rarement les gens du haut de l’échelle qui paient le prix quand il y a de la casse. Demandez aux personnes salariées mises à pied par centaines, aux milieux humides détruits et aux familles qui respirent de l’arsenic ce qu’ils pensent de la prise de risque.
Dans les coopératives de travail, les membres partagent tout : le pouvoir, le risque, les surplus, le stress et les succès.
À la coopérative Les Néo-Anciens, qui fait dans les métiers traditionnels, la ligne est mince entre le travail et le mode de vie. « On suit le rythme des saisons : l’été c’est la saison des charpentes en bois massif qu’on équarrit à la hache, tandis que l’hiver on est davantage derrière la machine à coudre à fabriquer des vêtements », explique Jérôme, membre de la coop. Alors qu’une entreprise privée traditionnelle viserait le maximum de profits, l’équipe des Néo-Anciens est davantage dans la transmission des savoirs. Elle est aussi la preuve vivante qu’on peut s’autosuffire en réapprenant à vivre de notre territoire. C’est le genre de miracle qui se produit quand on vise le bien-être et non le profit.
Le travail est politique
Chez Bleu forêt, une coop de communication responsable dont je fais partie, on essaie de mettre la communication au service du bien commun en n’acceptant que des mandats en environnement, en justice sociale et en santé publique. Je pourrais vous parler de ça pendant des heures, mais j’ai plutôt envie de vous raconter comment ça se passe à l’interne.
On est parties du postulat qu’on voulait incarner, dans notre petite coop de sept travailleuses (réparties dans cinq régions du Québec), ce qu’on aimerait voir à l’échelle de la société. Ça donne de belles conversations.
Il y a la notion de travailler moins pour, primo, consommer moins et, deuxio, avoir davantage de temps pour trouver du sens à notre vie à l’extérieur du travail. La conciliation travail-famille-études-bénévolat-jardinage est pas mal optimale.
Par « travailler moins », j’entends environ 27 heures par semaine et 8 semaines de vacances par année. C’est un choix (on pourrait dire un sacrifice) qu’on a fait pour notre santé mentale, notre épanouissement et nos convictions. Bien sûr, on est conscientes du privilège qu’on a de pouvoir se permettre de travailler moins tout en subvenant à nos besoins.
Récemment, on a aussi décidé qu’on éliminerait les échelons salariaux pour avoir un salaire unique. La raison principale, c’est que toutes les tâches sont valorisées dans notre entreprise parce qu’elles sont toutes importantes pour accomplir notre mission. D’un point de vue idéologique, disons qu’on souhaiterait que l’écart salarial entre une éducatrice de CPE et un banquier soit considérablement réduit, alors aussi bien commencer par nous-mêmes.
Finalement, pas de boss chez Bleu forêt. On fonctionne en gestion horizontale. On fait confiance à l’intelligence collective, et on a mis en place les processus décisionnels qui nous permettent d’abolir la hiérarchie tout en demeurant efficaces. Oui oui, ça se peut!
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La transition passera-t-elle par les coops?
Ces trois petits exemples de coopératives de travail peuvent sembler puérils face au défi climatique. Mais ils permettent d’imaginer un modèle alternatif qui n’attend que de passer à une échelle plus vaste. Ça, ce n’est pas non plus moi qui le dis! Yves-Marie Abraham, qui enseigne la décroissance à HEC Montréal, appelle à abolir l’entreprise privée alors que Simon Tremblay-Pépin, qui enseigne l’innovation sociale à l’Université Saint Paul, à Ottawa – et qui était des nôtres lors de cette journée – invite les coops à prôner un idéal et à déranger davantage pour que l’économie sociale remplace l’économie privée.
Fait que, coop toute la gang!
PS – Fière de publier ce texte dans Unpointcinq, un projet de la fabuleuse coop de solidarité Futur Simple qui a elle aussi mis en place un mode de gestion horizontal.