Deux entrepreneurs se sont lancés dans l’élevage de la mouche soldat noire afin de produire des farines protéinées destinées à l’alimentation des animaux domestiques ou d’élevage. L’initiative est chouette en bibitte : elle permet à la fois de réduire les gaz à effet de serre et le gaspillage alimentaire.
Une mouche peut-elle sauver la planète? Cédric Provost et Jean-François Dépelteau en sont convaincus. Surtout la mouche soldat noire, championne de la reproduction et de la conversion des restes de table en aliments, dont la farine hautement protéinée remplace avantageusement la viande dans les croquettes pour chiens ou dans la moulée des volailles, par exemple.
Pourtant, en 2016, les deux entrepreneurs ne connaissaient rien à la mouche soldat noire lorsqu’ils se sont lancés dans son élevage, dans leur sous-sol de Sainte-Thérèse. Depuis l’automne 2018, leur précieuse colonie occupe une gigantesque usine-laboratoire de 6700 m2 à Sherbrooke, en Estrie, où sont élevés les insectes avant d’être vendus à des fabricants de nourriture pour animaux domestiques.
Ah ouin?
Selon Recyc-Québec, l’Agence canadienne d’inspection des aliments a autorisé les protéines de larves de mouches soldat noires dans l’alimentation des saumons d’élevage et des poulets à griller.
Mais quelle mouche les a piqués?
« On est partis de l’ambition d’améliorer l’empreinte carbone de l’agriculture », raconte Cédric, l’air juvénile mais le regard sérieux. « Je venais de terminer mes études en administration et je cherchais à démarrer une entreprise en développement durable et Jean-François, qui travaille en finance, cherchait à investir. Ensemble, on s’est intéressés à l’élevage d’insectes. »
Pourquoi la mouche soldat noire – hermetia illucens pour les intimes – plutôt que les grillons ou les sauterelles? « C’est l’insecte qui consomme le plus de nourriture dans un court laps de temps, ce qui nous permet de récupérer des matières organiques pour les transformer rapidement en une source de protéine », explique Cédric. À l’heure actuelle, les vermisseaux se régalent de grains de blé, d’orge, de malt et de houblon, qui étaient destinés à la fabrication de bière, mais qui ont été éliminés lors du triage.
Car chez Entosystem, la nourriture des larves est soigneusement choisie… ce qui veut dire qu’elle doit être vouée au dépotoir ou au centre de compostage. Lorsqu’elles sont enfouies, les matières organiques produisent du méthane, un gaz à effet de serre (GES), poursuit le jeune entrepreneur. « En les donnant aux larves, on élimine les émissions de GES. De plus, on réintroduit leurs valeurs nutritives dans la chaîne alimentaire en nourrissant nos larves plutôt que de les voir se perdre dans la nature », explique Cédric.
Pendant sa courte vie de 60 jours, la mouche soldat noire peut pondre jusqu’à 900 œufs (!) par jour. Comme elle n’a pas de bouche, elle se bourre la bedaine à l’état larvaire pour se faire des réserves de graisse pour toute la durée de sa vie adulte.
Résultat : les larves grossissent très vite et peuvent atteindre jusqu’à 10 000 fois leur poids initial en 10 jours. Ensuite, environ 90 % d’entre elles (les moins chanceuses) sont envoyées au séchoir. Celles qui restent sont engraissées jusqu’à ce qu’elles deviennent cocon. Mis dans des volières, ces cocons libéreront les mouches destinées à la reproduction.
Économie circulaire
Au Canada, 40 % de la production alimentaire est gaspillée. Entosystem n’a donc pas de mal à trouver de la nourriture pour ses larves! Vu la croissance exponentielle de leur entreprise, Cédric Provost et Jean-François Dépelteau sont à la recherche d’autres fournisseurs de matières organiques. S’ils n’excluent pas les aliments périssables, comme les fruits et les légumes, ils tiennent toutefois mordicus à se procurer des détritus locaux. « Le but est de réduire au minimum les émissions de GES liées au transport des matières, en traitant sur place ce qui aurait autrement été envoyé à Bury, à 40 km de Sherbrooke », précise Cédric.
Entosystem peut également se targuer d’avoir une usine zéro déchet. Ici, tout est récupéré : les sacs remplis de matières organiques qui entrent dans l’usine en ressortent pleins de larves séchées destinées à la vente. En outre, le fumier de larve et les mouches mortes sont transformés en fertilisant certifié biologique. « Ce qu’on vise maintenant, c’est le zéro déchet optimisé, pour que chaque résidu soit exploité à sa pleine valeur », clame Cédric en donnant l’exemple des mouches mortes, qui pourraient éventuellement être valorisées en tant que biopolymère (un écomatériau pouvant remplacer le plastique).
Quant à la farine d’insectes, elle peut notamment remplacer la farine de poissons, qui est utilisée pour nourrir la volaille et les poissons d’élevage. Elle a en effet le même profil d’acides aminés essentiels… mais avec un impact carbone ridiculement plus bas! « Pour chaque tonne de larves séchées, c’est entre une et trois tonnes de poissons qui sont laissées dans l’océan, préservant ainsi la biodiversité des eaux sud-américaines tout en éliminant les émissions de GES du paquebot qui en assure le transport », avance Cédric.
Une croissance exponentielle
Au-delà de leur clientèle de fabricants de nourriture pour animaux domestiques, les dirigeants d’Entosystem espèrent prendre assez d’expansion pour fournir bientôt les industries avicole et piscicole, qui ont des besoins encore plus importants, selon eux. Vendre leurs larves pour la consommation humaine n’est pas exclu non plus : on pourrait ainsi en voir parmi les ingrédients des barres protéinées pour sportifs, par exemple.
« La demande est infinie, affirme Cédric. Toutes les entreprises d’élevage d’insectes au monde n’arrivent même pas à fournir 2 % de la demande estimée pour les trois prochaines années. Le défi pour nous actuellement n’est donc pas de trouver des clients ou des investissements : c’est d’accroître la production. »
Au moment d’écrire ces lignes, Entosystem compte sept employés, dont un biologiste et deux ingénieurs, mais l’embauche d’au moins trois autres personnes est prévue dans les prochaines semaines. « On roule pour l’instant à 20 % de notre pleine capacité, mais on vient de boucler le financement pour se rendre à 100 %, annonce Cédric. Les prochains mois seront donc consacrés à augmenter notre production pour atteindre notre objectif, soit de détourner 40 000 tonnes de matières organiques par année en produisant 5 tonnes de farine protéinée et 7 tonnes de fertilisant. »
Voilà une entreprise qui grossit aussi vite que ses larves!
Plus d’insectes, moins de GES
Produire des protéines à base d’insectes plutôt qu’à partir d’élevages d’animaux de ferme réduit les émissions de gaz à effet de serre de plusieurs façons. Cette initiative permet, par exemple :
- De diminuer les transports grâce à l’économie circulaire;
- De revaloriser des résidus de matière organique, dont l’enfouissement aurait généré des GES comme le méthane;
- De diminuer la production de céréales utilisées pour la nourriture des animaux de ferme, comme le maïs et le soya (FAO, 2012).
Enfin, pour produire 1 kg d’insectes, il faut seulement 1,7 kg de nourriture, alors que la même quantité de bœuf, de porc ou de volaille demandera respectivement environ 10 ; 5 et 2,5 kg de nourriture.
Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), Centre de développement bioalimentaire du Québec