Née en Ukraine, élevée à Toronto et formée en France, Sasha Luccioni a choisi de poser ses valises à Montréal il y a 10 ans. La chercheuse québécoise d’adoption est l’un des cerveaux les plus prometteurs de l’intelligence artificielle et elle est bien décidée à s’en servir pour la cause environnementale.
Sasha Luccioni ne s’en cache pas, sa vingtaine a été marquée par « une petite crise existentielle ». Voulant apporter sa contribution au monde qui l’entoure, la chercheuse polyglotte s’est trouvé une mission : mettre son expertise en intelligence artificielle (IA) au service de l’environnement.
« Après être arrivée sur le marché du travail, j’ai eu une petite crise de quart de vie, se souvient-elle en riant. Il y avait la crise climatique, j’avais plein de préoccupations, je me suis demandé comment je pourrais faire quelque chose de positif pour le climat. »
Après son court passage au sein de la banque américaine Morgan Stanley, la scientifique a rejoint les rangs de l’Institut québécois d’intelligence artificielle (Mila), fondé par Yoshua Bengio, lauréat du prix Turing et sommité dans le domaine de l’IA.
« Ç’a été une expérience vraiment importante, autant professionnellement qu’humainement, explique la postdoctorante en apprentissage automatique (machine learning). Yoshua Bengio est vraiment une des personnes avec le plus grand coeur que j’ai rencontrées. Il a toujours gardé son côté terre à terre, même avec son statut de “vedette internationale” de l’IA. »
Avec Yoshua Bengio comme directeur scientifique, Sasha Luccioni a travaillé sur le projet Ce climat n’existe pas. Grâce à des images générées par l’IA, cet outil en ligne permettait au public de voir à quoi ressembleraient leurs lieux de vie dans un monde bouleversé par les changements climatiques.
« Avec ce projet, l’idée était d’utiliser l’IA pour montrer les différents scénarios possibles avec le réchauffement climatique, dit-elle. On voulait secouer un peu le public dans le but de provoquer une réaction. »
Après avoir passé deux ans à Mila, la chercheuse, qui a fait des études en linguistique au baccalauréat, a rejoint Hugging Face, une entreprise qui veut démocratiser l’IA en mettant en avant la transparence et le partage des données (open source) dans le milieu.
L’IA est encore très abstraite pour les gens, c’est normal. Une meilleure éducation aiderait à comprendre que le développement de ces technologies a des coûts réels et que ce n’est pas de la magie.
Éduquer le public
Dans les dernières années, l’intelligence artificielle a connu des avancées spectaculaires. L’émergence de l’outil de conversation automatisé ChatGPT a frappé l’imaginaire collectif.
Plusieurs experts qui se penchent sur les questions éthiques soulevées par l’intelligence artificielle et son utilisation soutiennent que l’IA pourrait être la clé dans la lutte contre les changements climatiques. Une affirmation que Sasha Luccioni corrobore, mais en émettant plusieurs réserves.
« Les applications de l’IA dans le domaine de l’environnement sont nombreuses, souligne-t-elle. Pour donner un exemple concret, j’ai travaillé avec l’Insectarium sur une application qui permettrait aux visiteurs de prendre en photo les insectes pour ensuite les identifier grâce à l’IA. C’est une manière d’utiliser la technologie pour reconnecter les gens avec la nature. »
Il est toutefois difficile d’échapper à l’un des plus grands bémols de ces nouvelles technologies : leurs retombées négatives sur l’environnement. « Oui, il y a un coût environnemental pour n’importe quel modèle d’IA, mais le problème réside surtout dans le fait qu’on veut maintenant en développer pour tout, dit-elle, en donnant l’exemple des réfrigérateurs intelligents. Je ne suis pas certaine qu’on ait besoin de parler à son frigo », dit la chercheuse, nommée cette année parmi les 35 personnes de moins de 35 ans les plus innovatrices par le Massachusetts Institute of Technology (MIT).
Pour la mère de deux enfants, il est évident qu’une meilleure éducation à l’intelligence artificielle réglerait une partie du problème. La vulgarisation et la démocratisation de l’IA lui tiennent particulièrement à coeur.
« L’IA est encore très abstraite pour les gens, c’est normal. Une meilleure éducation aiderait à comprendre que le développement de ces technologies a des coûts réels et que ce n’est pas de la magie », ajoute-t-elle.
L’importance de la diversité en IA
Parmi toutes les responsabilités professionnelles et sociales, Sasha Luccioni est particulièrement sensible à la diversité de représentation dans son domaine. Pour la Montréalaise, c’est une question cruciale pour le développement futur de l’IA.
« Les décisions sont souvent prises par des personnes pareilles, que ce soit des hommes ou des femmes blanches, qui se fient à leur conception du monde pour faire des choix, explique-t-elle. Une plus grande diversité de visions ferait une meilleure technologie, plus représentative du monde. »
Sasha Luccioni s’implique aussi dans l’organisation Women in Machine Learning, une organisation qui veut célébrer et promouvoir le travail des femmes en IA. Selon elle, défendre la place des femmes en science est encore une lutte de tous les jours.
« Dans les colloques, il n’est pas rare de voir des affiches où les 10 conférenciers mis en vedette sont des hommes, alors que plusieurs femmes brillantes y participent », indique celle qui partage souvent ses réflexions sur les réseaux sociaux.
Quand on lui demande si elle se sent optimiste face à l’avenir de la planète malgré la crise écologique, Sasha Luccioni a un petit sourire gêné qui cache mal le mélange complexe d’émotions qu’elle ressent.
« Ça dépend des jours. Parfois j’ai envie de rejoindre Extinction Rebellion et de m’attacher à un arbre, lance-t-elle en riant. Mais en général, je sens que j’ai trouvé mon ikigai [principe japonais qui signifie « raison d’être »] et je sais que notre travail est important dans la recherche de solutions environnementales. »
Cet article provient d’un cahier spécial “Recherche : enjeux climatiques” publié par le quotidien Le Devoir.