
Partie 3/3. Adapter les métiers de l’aménagement à la réalité inuite, cocréer et soutenir les initiatives locales… les solutions existent pour faire face à la réalité des changements climatiques et aménager le territoire par et pour les Nunavimmiut.
« Le land est très important, c’est l’identité [des Inuits] », rappelle Robert Deer, Mohawk installé au Nunavik depuis plusieurs décennies. Et l’histoire le montre bien : en 1971, quand Hydro-Québec annonce la création du projet de développement hydroélectrique de la Baie-James sans les consulter, les Inuits du Nunavik se mobilisent aux côtés des Cris pour défendre le land.
En 1975, après plusieurs années de négociations, le Grand Conseil des Cris du Québec et l’Association des Inuit du Nord du Québec signent la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ) avec le gouvernement fédéral, le gouvernement provincial, Hydro-Québec et deux de ses filiales.
Chaque village crée alors sa propre corporation foncière pour administrer certaines terres sur lesquelles les Autochtones obtiennent des droits de propriété. « Peu importe le terrain, si quelqu’un veut y construire une maison ou n’importe quel type de structure ou de bâtiment, il doit obtenir une autorisation de la corporation foncière », explique Michael Gordon, président de la Corporation foncière de Kuujjuaq.
La planification urbaine a commencé sans les Inuits
Mais ce ne sont pas les Inuits qui ont déterminé les méthodes d’aménagement et les techniques de construction utilisées aujourd’hui au Nunavik. Quelques firmes spécialisées dans l’architecture nordique, basées dans le sud de la province, conçoivent la plupart des bâtiments. C’est le cas de l’entreprise EVOQ, qui travaille avec plusieurs communautés autochtones du pays.

« Les architectes ont commencé à s’impliquer dans l’Arctique dans les années 1960. Avant cela [et à partir de l’arrivée de la Compagnie de la Baie d’Hudson], on construisait selon les besoins […] de manière plutôt rudimentaire », explique Alain Fournier, architecte associé chez EVOQ.
L’arrivée de ces architectes coïncide avec les premières politiques de logement. Ils mettent alors en place des normes de construction pour répondre aux conditions climatiques locales, comme les températures extrêmes, la présence du pergélisol et les vents puissants, mais ne consultent pas les communautés d’Inuits. Alain Fournier se souvient d’avoir travaillé sur un projet d’aérogare dans les années 1980. « Il n’était pas question [pour le donneur d’ouvrage] de consulter les Inuits, c’est à peine si on les mentionnait à ce moment-là », se désole l’architecte.
Travailler ensemble
Selon lui, l’attitude des donneurs d’ouvrage envers les Autochtones a changé après la création de la Commission de vérité et réconciliation, en 2008. « On est passé d’une ignorance complète au réflexe incontournable de les consulter, affirme-t-il. Il a fallu s’ouvrir à travailler ensemble, à se comprendre, à se parler. »
Il faut impliquer les knowledge keepers dès le début du projet, et non pas pour valider des choses [déjà conçues]; c’est la différence entre une consultation et une cocréation.
« Aujourd’hui, ce sont les Inuits qui sont chargés de leur projet. Nous, on devient des instruments pour être capables de les accompagner », constate Éric Moutquin, architecte associé principal et directeur chez EVOQ. Il remarque d’ailleurs que, bien souvent, quand les communautés les appellent, leur projet est déjà « bien ficelé ». Il souligne toutefois l’importance que les communautés soient parties prenantes des projets.
Forts de leur expérience, Éric Moutquin et Alain Fournier enseignent ce processus de cocréation depuis quelques années, dans le cadre d’un atelier à l’École d’architecture de l’Université de Montréal. Les étudiants conçoivent un projet avec une communauté autochtone durant la session. « [Cela permet de] sensibiliser les futures générations d’architectes à écouter ce que les communautés veulent dire et à développer une relation avec elles », explique Éric Moutquin.

Adapter les métiers de l’aménagement à la réalité inuite
« L’architecture est vraiment une partie importante de la réconciliation », assure Nicole Luke, qui sera bientôt l’une des premières architectes Inuk membre d’un ordre au Canada.
La formation d’Autochtones aux métiers de l’aménagement, comme l’architecture et l’urbanisme, pourrait permettre à ces communautés de prendre davantage part à la conception de leurs milieux de vie. Pourtant, l’OAQ compte très peu de membres autochtones, et aucun Inuk.
Maya Cousineau-Mollen, consultante pour divers organismes dans les relations avec les premiers peuples et membre de la communauté innue, remarque que les Autochtones se dirigent généralement vers des professions dont leurs communautés ont besoin rapidement : enseignement, soins infirmiers, travail social, etc. « Là, on voit que davantage de gens se dirigent en médecine ou en architecture, constate-t-elle cependant. Selon moi, c’est le signe d’une évolution dans la guérison de la communauté. »
Nicole Luke, quant à elle, rappelle que, pour les communautés autochtones éloignées, partir à l’étranger pour y étudier est un vrai défi. « Les écoles d’architecture et [la majorité] des entreprises [d’architecture] sont dans le sud [du Canada]; c’est là que se déroulent les processus de réflexion. »
La jeune femme, qui a passé les premières années de sa vie dans le sud du Nunavut avant que sa famille ne déménage dans la capitale manitobaine, reconnaît que la possibilité d’une carrière en architecture était pour elle une option envisageable.
« J’habitais [déjà] de l’autre côté de la rivière [à Winnipeg], près de l’université, et j’ai ma famille ici », souligne-t-elle. Nicole Luke exerce désormais dans un bureau d’architecture qui collabore avec les communautés du Grand Nord canadien. Elle espère que son parcours inspirera d’autres Inuits à suivre sa voie, puisque la plupart des chantiers sont réalisés par des entreprises et des travailleurs venus du sud de la province.
Des initiatives voient toutefois le jour pour tenter de pallier l’absence des Inuits dans le domaine de la construction, comme la coopérative de construction Ikajurtigiit. Elle permet aux Nunavimmiut de rester dans leur région, tout en se formant au métier de charpentier-menuisier.

En plus de décrocher un travail qualifié dans sa communauté, chaque membre a une voix dans l’entreprise. « Pendant nos réunions, nous choisissons ensemble le type de travail que nous voulons prioriser », se réjouit Johnny Saunders, électricien de formation et membre actif de l’organisme.
La coopérative Ikajurtigiit donne aussi à ses membres la possibilité d’adapter leurs horaires de travail à leurs traditions, plutôt que de travailler systématiquement du lundi au vendredi de 9 heures à 17 heures. « Comme nous sommes une entreprise inuite, faite par des Inuits, nous comprenons l’aspect culturel, explique Johnny Saunders. Quand c’est la saison de la chasse à l’oie, ou du béluga, par exemple, on va être très compréhensif avec quelqu’un qui préfère aller sur le land. »
Des projets pilotes et bientôt la première éolienne
Plus récemment, les membres d’Ikajurtigiit ont poussé leur démarche encore plus loin : ils s’apprêtent à créer la première coopérative d’habitation de la région, qui connaît par ailleurs une importante crise du logement. « Actuellement, au Nunavik, il y a deux options pour se loger : soit on fait une demande auprès de l’Office d’habitation du Nunavik (OHN) pour un logement social, soit on passe par le programme d’accès à la propriété de l’OHN, mais il n’y a rien entre les deux », déplore Johnny Saunders. Un premier bâtiment de six logements, conçu avec des habitants du village, devrait donc voir le jour à Kangiqsualujjuaq. L’objectif est ensuite de reproduire ce concept dans d’autres villages du Nunavik.
L’aménagement du territoire au Nunavik passe aussi par le déploiement des énergies renouvelables. D’ailleurs, un autre projet significatif est en développement à Quaqtaq : la première éolienne du Nunavik y sera installée d’ici les deux prochaines années. Ce projet est le fruit d’une collaboration entre Hydro-Québec et les Énergies Tarquti, une entreprise de la région. « C’est une réalisation importante qui aidera d’autres projets similaires à [voir le jour] dans d’autres communautés », espère Robert Deer, président de la corporation foncière de Quaqtaq.
Reportage produit dans le cadre des bourses d’excellence de l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ).

POUR LIRE LA PARTIE 1
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