« Les inégalités sont l’angle mort des changements climatiques »

Lorène Cristini directrice générale adjointe de l’Observatoire québécois des inégalités
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© David Kirouak
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LES ENTREVUES DE DIANE BÉRARD

Avant de devenir directrice générale adjointe de l’Observatoire québécois des inégalités, Lorène Cristini a été, entre autres, directrice générale de la Fondation des jeunes pour un développement durable et directrice des opérations du Jour de la Terre. Unpointcinq l’a rencontrée pour discuter des liens entre dérèglements climatiques et inégalités. Et, au passage, déconstruire certains mythes relatifs à l’empreinte environnementale des différents groupes sociaux.

Diane Bérard – Pour commencer, peux-tu nous préciser le mandat de l’Observatoire québécois des inégalités?

Lorène Cristini – Nous avons comme mission de réduire les inégalités d’opportunités, de qualité de vie et de revenus en diffusant des connaissances scientifiques. Les inégalités de revenu font référence aux inégalités économiques : patrimoine, emploi, etc. Les inégalités d’opportunités s’incarnent à travers la migration, possible ou non, d’une classe sociale moins nantie vers une classe mieux nantie. Quant aux inégalités de qualité de vie, elles concernent l’accès aux soins de santé, à une alimentation saine, au bien-être, etc. Pour cumuler nos données, nous analysons les politiques publiques, les actions des organisations parapubliques et des fondations, mais aussi les pratiques des entreprises.

Qu’est-ce qui t’a menée à t’intéresser à la fois aux inégalités et au climat?

Au départ, je me disais que les humains étaient responsables de tous les maux de la planète. Mon emploi de rêve consistait à aider les entreprises à mieux gérer leurs impacts sur l’environnement. Puis, j’ai réalisé qu’on ne peut pas améliorer notre bien-être environnemental sans améliorer le bien-être des humains. C’est difficile de parler de fin du monde quand des citoyens ne pensent qu’à leur fin de mois.

Pour comprendre le lien entre le climat et les inégalités, il faut s’appuyer sur le concept de limites planétaires. De quoi s’agit-il?

En 2009, neuf limites planétaires caractérisant neuf processus terrestres à l’aide de neuf variables ont été consignées dans le rapport de Rockström. Ces processus sont les changements climatiques, l’intégrité de la biosphère (érosion de la biodiversité et dérèglement des écosystèmes), la transformation des terres, l’acidification des océans, l’utilisation de l’eau douce, les cycles de l’azote et du phosphore, l’appauvrissement de l’ozone stratosphérique, la croissance des aérosols atmosphériques et la dissémination de nouvelles substances dans l’atmosphère. 

Concept des neufs limites planétaires - inégalités climatiques
Source : Fondation Nicolas Hulot

Trois limites ont déjà été atteintes ou sont en voie de l’être : les changements climatiques, l’intégrité de la biosphère et les cycles de l’azote et du phosphore.

Nous partageons la même planète, mais ses limites ne nous touchent pas tous de la même façon…

En effet. Prenons l’appauvrissement des sols ‒ conséquence de leur surutilisation ‒, qui rend les aliments moins riches en fer et en zinc, entre autres vitamines. Cet appauvrissement engendre une certaine malnutrition, qui affecte tout le monde. Cependant, les mieux nantis peuvent y remédier plus facilement en achetant des aliments biologiques, plus riches en vitamines. On peut aussi mentionner les vagues de chaleur contre lesquelles les populations moins favorisées sont moins protégées, ayant rarement accès à une climatisation adéquate.

Comment les limites planétaires renforcent-elles les inégalités économiques?

Les plus pauvres ont moins d’options et de moyens pour réagir et s’adapter aux bouleversements induits par l’atteinte des limites climatiques. Ils ont aussi moins accès à l’information. Étant moins résilients, ils sont plus durement touchés que les citoyens plus riches par l’atteinte des limites planétaires, qui leur causent une perte économique plus importante. Et comme ces populations ont moins de pouvoir, leur voix n’est souvent pas entendue. Les décisions relatives aux dérèglements environnementaux sont donc prises par et pour les personnes les plus favorisées.

Et comment les inégalités économiques accélèrent-elles l’atteinte des limites planétaires?

Cela s’explique par le phénomène d’imitation. Les pays où les inégalités sont les plus marquées (cet indice est mesuré par le coefficient de Gini) sont aussi ceux qui génèrent le plus d’émissions de gaz à effet de serre (GES). L’Allemagne et le Japon, des pays plus égalitaires, ont une empreinte carbone par individu moins forte que les États-Unis, un pays plus inégalitaire. Dans les pays moins égalitaires, dès que les pauvres ont un peu de moyens, ils imitent les plus riches dans leur façon de consommer en optant pour des produits carnés, par exemple.

Comment l’absence d’une véritable classe moyenne influence-t-elle le climat et l’atteinte des limites planétaires?

Cela induit des aspirations très fortes à la consommation. Si la classe moyenne était plus importante dans ces pays moins égalitaires, il s’ensuivrait une certaine homogénéité qui amoindrirait l’effet d’imitation. À des fins de comparaison, le Québec fait plutôt bonne figure sur ce plan : 61 % de la population fait partie de la classe moyenne, une fois les impôts et transferts pris en compte. 

Coefficent de gini - source Le Quebec économique du CIRANO
Source : Le Quebec économique - CIRANO

Celle du reste du Canada représente pour sa part 57 % de la population. Cet écart de quatre points de pourcentage s’explique principalement par les impôts et les transferts dont bénéficient les Québécois. Les États-Unis ont une classe moyenne représentant 51 % de la population et la France, 68 %.

On peut aussi parler du phénomène d’inégalité subjective. Quand les gens perçoivent davantage d’inégalités, ils ont plus tendance à saboter les ressources, par exemple, les aires protégées. On observe aussi moins de coopération dans la façon d’utiliser les ressources plus durables. De plus, dans les régions plus inégalitaires, les technologies environnementales sont moins diffusées, de sorte que moins de populations y ont accès.

On pourrait conclure que, par manque de moyens pour consommer des biens durables, les populations pauvres ont une empreinte carbone plus importante que les populations mieux nanties. Est-ce exact?

Non. Une étude d’Oxfam nous apprend que les 10 % les plus riches dans le monde sont responsables d’environ 50 % des émissions de GES mondiales. Leur empreinte carbone est en moyenne 11 fois plus élevée que celle de la moitié de la population la plus pauvre et 60 fois plus élevée que celle des 10 % les plus pauvres. On estime que l’empreinte carbone moyenne du 1 % le plus riche est 175 fois supérieure à celle des 10 % les plus pauvres. De plus, 64 % des émissions mondiales sont attribuées à la consommation individuelle, tandis que le reste est généré par la consommation des gouvernements, les investissements (en matière d’infrastructures, par exemple) et le transport international.

Lorène Cristini directrice générale adjointe de l’Observatoire québécois des inégalités
Lorène Cristini est directrice générale adjointe de l’Observatoire québécois des inégalités. © David Kirouak

Est-il réaliste de s’attendre à ce que les populations en situation de précarité ajoutent à leurs préoccupations la lutte et l’adaptation aux changements climatiques?

Non, car nos moyens de mitigation sont à la hauteur de nos moyens humains et financiers. Il faut compter sur les politiques publiques pour compenser les gestes que certains citoyens ne peuvent poser, et sur les actions des populations moins fragiles. Est-ce normal que 70 % des terres arables soient destinées à faire manger du bétail? En consommant moins de viande, nous pourrions utiliser les terres servant à nourrir le bétail pour nourrir des humains.

Parlons d’une autre forme d’inégalité, celle que peut engendrer la transition énergétique : les travailleurs des industries brunes appartenant au passé et ceux des industries vertes, à l’avenir…

S’il y a une idée à retenir de notre discussion, c’est que le règlement du dérèglement climatique peut être source d’inégalités. Le changement climatique est l’angle mort des inégalités et les inégalités, l’angle mort du changement climatique. Ceci nous amène à parler des travailleurs des industries brunes et de la reconversion de leurs compétences. C’est une solution dont la responsabilité est partagée par l’État et les entreprises. Lorsqu’on évoque la transition écologique, il n’est pas uniquement question des activités économiques et des modèles d’affaires. Il faut aussi penser à celle des travailleurs. Chaque entreprise a la responsabilité de mettre en place des programmes pour sa main-d’œuvre. Mais l’État doit aussi intervenir de façon plus holistique. Certaines régions du Québec seront affectées de façon plus importante par la transition, à cause de la structure de leur économie. Il faut des plans de formation structurés pour leur main-d’œuvre.

Tu voulais aussi discuter de la fausse bonne idée de la bourse du carbone. De quoi s’agit-il et comment peut-on contrer ses effets pervers?

La bourse du carbone est une bonne idée, mais on observe des dérives. Lorsque ce sont les pays pauvres qui doivent compenser les émissions de GES des pays riches, ça peut devenir une fausse bonne idée. Les citoyens ou les entreprises de pays fortunés se déculpabilisent trop facilement de leurs comportements polluants en finançant des projets de plantation d’arbres ailleurs sur la planète. Mais ces projets se traduisent souvent par l’accaparement d’un sol qui appartient aux populations locales et qui pourrait leur servir. La vraie bonne idée : mettre de l’avant des projets de compensation sur nos propres terres ou s’assurer que les projets de reboisement à l’étranger ont aussi une visée sociale.