
Alors que vents et marées grugent doucement les berges québécoises, des travaux d’enrochement sont à l’œuvre dans la province pour retarder les effets de l’érosion. On a voulu en apprendre plus sur le processus. Destination : Gaspésie.
D’un côté, des maisons. De l’autre, un garde-fou qui donne directement sur la falaise. En bas : une plage de galets, puis, finalement, la mer. Bienvenue sur la rue des Touristes, pittoresque route du petit village de L’Anse-à-Valleau.
C’est avec cette vue imprenable sur le large que Pauline Boulay a passé son enfance, dans la maison qu’elle a rachetée, en 2013, avec son conjoint. Il y a plus de 50 ans, son oncle occupait le terrain voisin, presque en face. Aujourd’hui, l’emplacement n’existe plus. C’est la plage, en contrebas, qui y règne maintenant en maîtresse.
Google Maps témoin de l’érosion du rivage
« L’érosion a toujours été un problème, explique-t-elle, assise à la table de sa cuisine. Mais ça a commencé à nous inquiéter quand on a eu les grandes marées en 2016. » Cette année-là, en décembre, une tempête mélangeant vents violents et vagues puissantes a endommagé une grande partie de la côte gaspésienne. Devant la maison de Pauline Boulay, de l’autre côté de la rue des Touristes, la mer a avalé trois mètres en quelques heures.
De ce tronçon de gazon entre la falaise et la rue, il ne reste plus que quelques centimètres, qui s’effritent rapidement. Par hasard, une voiture de Google Street View passait par là en 2013, année où le couple a racheté la maison familiale. Les images saisies en chemin montrent Clément Dufresne, son conjoint, en train de tondre la pelouse avec un tracteur. « Maintenant, c’est à peine si on peut passer une petite tondeuse à main. Et ça ne s’améliore pas! » illustre Pauline Boulay.

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Dix ans pour solidifier une rue
« Si on avait les pleins pouvoirs au niveau municipal, probablement qu’en 2017 ou 2018, les travaux auraient été réalisés », indique Daniel Côté, le maire de Gaspé. Le dossier de l’érosion le suit depuis son entrée en poste, en 2013, et même depuis son enfance, passée sur le bord de la rivière de la Grande Vallée. Il y a vu le cours d’eau changer de lit au moins trois fois et avaler les terres agricoles de ses grands-parents.
Il se dit très préoccupé par le fait que les citoyennes et citoyens de la rue des Touristes attendent depuis près de dix ans les travaux de stabilisation, annoncés puis reportés, qui renforceront leur berge. C’est finalement en 2026 qu’ils devraient commencer.
Il aura fallu une décennie pour que les gouvernements municipal, provincial et fédéral s’entendent sur la manière de résoudre le problème d’érosion de L’Anse-à-Valleau : l’enrochement. Il s’agit de murs érigés au moyen de pierres de différentes tailles, empilées les unes sur les autres. Ils agissent comme des barrières, entre les talus (petites falaises ou terrains en pente) et les éléments.
L’art d’esquiver les obstacles
Québec a longtemps préféré une autre option, dénoncée par Gaspé : déplacer la rue des Touristes derrière les maisons. La raison? Les coûts estimés étaient moins élevés que l’enrochement.
Daniel Côté a finalement demandé une deuxième étude pour convaincre le ministère de la Sécurité publique que l’enrochement était la solution à privilégier. « Dans une vision à court terme, on déplace la route et ça finit là. Mais éventuellement, l’érosion va continuer de gagner du terrain et il faudra déplacer sept, huit maisons », défend-il. Même son de cloche chez Pauline Boulay : « Ça ne nous aurait pas protégés, nous autres. »
L’ajout de sédiments comme du sable ou des galets pour rehausser le niveau de la plage – et lui permettre de mieux résister aux éléments – aurait pu être considéré. Cette option, nommée « recharge» ou « rechargement de plage », présente l’avantage d’être plus écologique, soutient M. Côté, puisque l’enrochement peut endommager des habitats naturels et, ironiquement, causer de l’érosion à ses extrémités, s’il est mal intégré à la berge. Mais encore faut-il que le terrain permette ce genre d’intervention… Or, à L’Anse-à-Valleau, la plage est devenue si mince que cela se serait avéré très coûteux : « Ça aurait pris énormément de matériel. »
En 2023, après deux autres études et une lettre du maire « un peu plus vigoureuse » adressée à Québec, tout le monde s’entend : c’est un enrochement qui stabilisera la rue des Touristes. Québec remboursera 75 % de la facture.
Comment stabiliser une berge?
La rue des Touristes n’est pas un cas isolé. D’ici 2100, 139 km de route seront vulnérables à l’érosion dans les régions du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine. Alors, comment ça se construit, un enrochement?

La Ville doit premièrement faire une étude de faisabilité, puis mandater une firme d’ingénieurs qui se chargera de planifier les travaux, mais aussi d’étudier leur impact sur l’environnement. À L’Anse-à-Valleau, c’est la firme Stantec qui porte le dossier.
« Des arpenteurs se rendent sur le terrain et créent un modèle 3D de la berge qui est problématique. Des techniciens-concepteurs viennent ensuite “installer” l’enrochement en 3D, sur ce modèle », décrit Sarah Bacon, cheffe d’équipe, hydraulique fluviale, chez Stantec. Des entrepreneurs de la région se serviront de ces plans pour construire la barrière.
Des demandes de travaux du même genre, elle en voit passer de plus en plus sur son bureau. « Le niveau d’eau monte tranquillement, donc les vagues se rapprochent des talus et grossissent. Elles ont un plus gros impact sur les structures, qui sont assez vieillissantes au Québec. Et il y a de plus en plus de tempêtes, aussi », fait-elle remarquer.
Pour faire ses plans, l’équipe de Stantec s’est servie de modèles climatiques, développés par la communauté scientifique mondiale, qui prédisent les effets du réchauffement planétaire sur le niveau des océans, pour une période de 50 ans. L’enrochement qui sera installé à L’Anse-à-Valleau a donc été pensé pour protéger la berge d’un demi-siècle de vagues, de grandes marées, de hausses du niveau de l’eau et de vents puissants.
Qui est touché par l’érosion?
Au Québec, l’érosion menace les régions riveraines du golfe et l’estuaire du Saint-Laurent. Et la diminution du couvert de glace sur le fleuve, au plus bas depuis un demi-siècle, exacerbe ce phénomène. Déjà en 2013, une étude sonnait l’alarme : la moitié des côtes situées à l’est de la ville de Québec étaient vulnérables. Les régions les plus à risque sont, selon Ouranos :
- le Bas-Saint-Laurent;
- la Côte-Nord;
- la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine;
- la Capitale-Nationale;
- la Chaudière-Appalaches.
Une solution, enfin
De la grande fenêtre de son salon, on ne distingue qu’une chose : la mer. Heureusement, l’installation de pierres ne gênera pas sa vue, puisqu’elle aura lieu au pied de la petite falaise qui supporte la rue des Touristes. Le souhait de Pauline Boulay ? Qu’une promenade soit aménagée sur l’enrochement, pour longer la côte à pied, en toute sécurité.
« On commence à avoir hâte que ça soit fait, indique-t-elle. Ça nous rassure de savoir qu’à notre âge, on ne verra plus de gros dommages. Et c’est une sécurité, parce que notre maison, c’est ce qu’on laissera à nos enfants et à nos petits-enfants. »
Dehors, ados et personnes retraitées profitent du temps qui se réchauffe. Cet été, une vague de touristes viendra admirer le large… les deux pieds (ou les quatre roues) sur la rue qui attend sa métamorphose depuis près de dix ans.
