Que ce soit pour contrer les îlots de chaleur, réduire le ruissellement des eaux ou financer les infrastructures, des municipalités du Québec et de l’Ontario imposent désormais une taxe sur les surfaces minéralisées.
L’immense stationnement de la Place Longueuil est en bonne partie désert en cet après-midi du mois de juin. Les véhicules sont surtout garés près des entrées du centre commercial de cette ville au sud de Montréal, laissant libres plusieurs centaines des quelque 1600 cases offertes. Le propriétaire de l’endroit pourrait cependant être tenté de réduire ce grand espace asphalté au cours des prochaines années parce que celui-ci a désormais un coût : près de 33 000 $ par année.
La nouvelle taxe sur les espaces de stationnement non résidentiels introduite en 2024 par la Ville de Longueuil gonfle les dépenses du Groupe Mach, propriétaire de la Place Longueuil, tout comme celles des autres propriétaires d’immeubles commerciaux et industriels du territoire. « Nous souhaitons que les entreprises réduisent leurs espaces de stationnement pour contribuer aux différentes stratégies d’adaptation climatique », affirme le porte-parole de la Ville, Raphaël Larocque-Cyr, pour justifier l’application de cette mesure d’écofiscalité. Son but annoncé : encourager l’utilisation du transport en commun, décourager celle de la voiture et accroître la densification urbaine.
Longueuil est loin d’être la seule ville à taxer les stationnements. D’autres villes québécoises comme Montréal, Québec, Gatineau et Boucherville le font non seulement pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre (GES) liées au transport, mais aussi pour réduire les surfaces asphaltées ou bétonnées qui créent des îlots de chaleur. Ce phénomène « peut aggraver les effets des grandes chaleurs » et « représente un risque pour la santé des populations », souligne l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ). Par exemple, l’écart entre la température de l’air d’un îlot de chaleur urbain et celle d’une zone rurale située à proximité peut atteindre jusqu’à 12 °C, précise l’INSPQ. En réduisant les surfaces imperméables, on favorise aussi l’absorption de l’eau par le sol, évitant ainsi de surcharger les systèmes d’égouts municipaux.
Lorsqu’elle a décidé d’implanter cette mesure, en 2023, Laval a aussi voulu se défaire de son image de ville recouverte de bitume. Le vice-président du comité exécutif, Ray Khalil, explique que la taxe vise à inciter les propriétaires de 129 immeubles du centre-ville (notamment le Centropolis et le Carrefour Laval) à transformer leur stationnement en espace vert ou à y construire des logements. « Dans les deux cas, je pense que les citoyens sont gagnants, dit-il. Si on se reparle dans cinq ou dix ans et qu’il n’y a plus de gros stationnements qui causent des îlots de chaleur, pour moi ce sera mission accomplie! »
Les villes me demandent souvent quelle mesure d’écofiscalité elles devraient appliquer en premier. Et ce que je recommande, c’est la taxe sur les espaces de stationnement.
Nouveaux pouvoirs
Cette taxe qui porte différents noms selon les endroits (taxe sur les espaces de stationnement, sur les surfaces pavées, sur les surfaces minéralisées, sur les grandes surfaces imperméables, etc.) a récemment fait tache d’huile au Québec grâce aux nouveaux pouvoirs de taxation dont disposent les municipalités du Québec depuis le 1er janvier 2018. Des pouvoirs que les villes de Montréal et de Québec avaient déjà. Voilà pourquoi la métropole québécoise taxe les stationnements de son centre-ville depuis 2010.
« Les villes me demandent souvent quelle mesure d’écofiscalité elles devraient appliquer en premier. Et ce que je recommande, c’est la taxe sur les espaces de stationnement », affirme la professeure de l’École nationale d’administration publique (ENAP) Fanny Tremblay-Racicot, qui a accompagné la Ville de Laval dans la mise en place de son programme d’écofiscalité.
« Ce qui est intéressant avec ce type de taxe, c’est qu’elle touche à la fois l’aménagement du territoire, l’urbanisme et le transport, poursuit-elle. Les stationnements sont au cœur de la dépendance à l’automobile, et ces terrains seraient mieux utilisés autrement. »
La professeure et ses collègues soulignent par ailleurs dans une étude publiée en 2020 que la taxe sur les stationnements de la Ville de Montréal « a démontré une solidité juridique certaine » après avoir fait face à deux contestations judiciaires, ce qui est de bon augure pour les municipalités qui ont emboîté le pas.
À chaque ville sa formule
Les différentes taxes sur les surfaces pavées, minéralisées ou imperméables visent essentiellement les mêmes objectifs, mais elles ont chacune leurs particularités. Tout d’abord, le taux de taxation varie grandement d’un endroit à un autre : il peut atteindre jusqu’à 51,50 $ par m2 à Montréal, mais ne dépasse pas 0,57 $ par m2 à Longueuil, par exemple.
La zone couverte est aussi différente d’une ville à une autre : Montréal, Québec et Laval s’attaquent à des secteurs spécifiques, alors que d’autres appliquent la mesure sur tout leur territoire.
Résultat : les revenus générés ne sont pas les mêmes partout. Ainsi, en 2024, la Ville de Longueuil prévoit empocher environ 1,3 M$, alors que Boucherville devrait toucher un montant presque cinq fois plus élevé. Ces fonds sont parfois consacrés à des mesures environnementales (la mobilité et le transport en commun à Longueuil, réduire le ruissellement et les îlots de chaleur, entre autres, à Laval), mais ils peuvent aussi servir à financer les infrastructures de manière plus générale (comme à Gatineau).
L’entrée en vigueur de ce type de taxe ne semble pas avoir créé beaucoup de remous à Longueuil – le Groupe Mach n’avait pas répondu à nos questions au moment d’écrire ces lignes – ou à Laval. « On a reçu quelques questions, mais aucune contestation », indique Ray Khalil.
Lire aussi : Des villes qui n’ont pas peur de se mouiller!
À Boucherville, ça coince…
L’histoire est cependant différente à Boucherville. La Ville fait l’objet d’une poursuite intentée par des propriétaires d’immeubles non résidentiels, qui l’accusent d’avoir agi « de manière abusive, illégale, oppressive, arbitraire, discriminatoire et déraisonnable » en imposant sa nouvelle taxe. La Ville de Boucherville s’est abstenue de commenter ce dossier judiciarisé. « Le résultat de la poursuite va donner des balises pour l’utilisation de ce pouvoir de taxation », fait remarquer Fanny Tremblay-Racicot, de l’ENAP.
À Sherbrooke, la taxe devait apparaître dans le budget 2024, mais on a finalement repoussé son entrée en vigueur à un moment indéterminé. La chambre de commerce locale a critiqué cette taxe dès sa présentation en affirmant qu’elle cible des entreprises « à bout de souffle », mais le conseiller stratégique du cabinet de la mairesse Évelyne Beaudin, Marc-Antoine Bélanger, soutient que le report est plutôt lié à des enjeux techniques concernant l’application de la taxe. « Les équipes du service des finances de la Ville de Sherbrooke travaillent toujours sur des scénarios », répond-il.
La professeure Tremblay-Racicot constate que la mesure d’écofiscalité a seulement fait l’objet de contestations à Boucherville et Sherbrooke, signe selon elle que l’adoption à travers le Québec « se passe plutôt bien ».
Les clés de la réussite
Pour savoir comment implanter cette taxe avec succès, il peut être utile de se tourner vers la ville ontarienne de Mississauga, tout près de Toronto, qui l’applique à sa sauce depuis 2016. Cette année, sa redevance sur le ruissellement des eaux pluviales (stormwater charge) générera environ 48 M$, qui seront surtout investis dans les infrastructures de gestion des eaux. Contrairement aux taxes imposées au Québec, la redevance de Mississauga touche à la fois les secteurs résidentiel et commercial.
« Sa mise en application a nécessité un important ajustement de la part de la population et a soulevé plusieurs questions et préoccupations », affirme Lincoln Kan, responsable des services environnementaux de la Ville. Il souligne que les consultations publiques, le matériel informatif et les ressources humaines ajoutées à la ligne téléphonique destinée aux questions des citoyens et citoyennes ont notamment favorisé une adoption en douceur. Le calculateur mis en ligne pour permettre à la population et aux entreprises de connaître à l’avance le montant à payer a également joué un rôle clé, ajoute-t-il.
Mississauga dit aussi avoir appris des expériences de villes ontariennes comme Kitchener et Waterloo, qui avaient défriché le chemin avant elle. Et Fanny Tremblay-Racicot souhaite que le même phénomène se produise au Québec dans les prochaines années. « J’espère que d’autres villes vont embarquer », lance-t-elle.