Par Thierry de Greef

 

Le dernier virus

2051. Le 5 mai – 10h30.

Le soleil continuait sa course immuable dans une indifférence qui le caractérise depuis des millénaires. Il s’était levé comme à son habitude à 5 h37, ce 5 mai 2051, suivant à la lettre les lois de la nature.

Les Âmes, du moins celles qui avaient survécu, erraient dans le petit Montréal, quartier ainsi surnommé car le centre avait été déserté par celles qui espéraient vainement un retour de la petite Italie, la promenade se racontant avec nostalgie les printemps et les fleurs de mai des terrasses qui désormais n’existaient plus.

Le Covid19 des années 20, ce virus des années folles, n’avait été qu’un hors-d’oeuvre au regard du Mammouth34 libéré des glaces de l’Antarctique par le réchauffement climatique. Mammouth avait été meurtrier et fatidique.

Mais l’homme n’apprend rien de rien, il s’habitue, c’est tout. Je ne veux pas dépeindre tel Jérôme Bosch, un tableau sombre de notre humanité, mais c’est ainsi, comme si elle n’était réduite qu’à une réincarnation immuable d’une classe de cancres qui, de temps en temps et par pur hasard, voit la naissance d’un génie. Génie au sort peu enviable : il se tuera à hurler son impuissance à sensibiliser un monde sourd. Tout cela est bien insuffisant pour sauver une planète.

Holocauste 1940. Vietnam 1969. Rwanda 1994. Daesh 2006. Syrie 2010. Covid 2020. Changements climatiques 2025. La grande inondation 2042. ONU-AI 2045…

L’intelligence de l’homme s’étant évanouie le jour où il avait considéré que celle-ci supplanterait la logique du monde dans lequel il vit.

Il s’était abandonné à son délire. L’Organisation des Nations Unies avait totalement intégré les directives artificielles. Intelligence, le mot fait sourire. Lâchement. Sans raison apparente, comme à chaque fois, si ce n’est celle de sa prétention, de sa fainéantise ou de sa cupidité. Le monde des finances dictant la loi au monde entier avait abandonné toutes nos destinées à des robots dès 2020.

L’IA était dédiée à trois choses. La Chose militaire. La Chose politique. La Chose mercantile. La Chose était entrée. Partout. Toutes les portes et tous les ports étaient grands ouverts. Désormais, il n’existait plus que deux mondes. Celui des Âmes. Celui des Binaires. Comme à chaque fois, le nombre s’était mué en une majorité silencieuse, fermant les yeux. Plus, plus, moins, moins. Dieu est ignorant de la misère humaine, c’est vrai, Dieu est fait à l’image de l’homme et l’homme à l’image de Dieu.

L’instantanéité sans recul, ce virus insidieux que personne n’a vu alors que nous étions trop occupés à vivre nos premiers confinements.

L’intelligence artificielle ne fait pas de sentiment. Elle se suffit à elle-même.

Voici le monde dans lequel nous vivions. Où le verbe être se conjugue au verbe avoir, où nous avions abandonné notre vie privée et nos droits fondamentaux pour l’adoration de l’inconscience collective. Le fondamental devenait des diatribes sur l’importance de l’écriture inclusive sans avoir abordé fondamentalement l’égalité des hommes et des femmes ou l’égalité tout court. Les mots qui nous unissaient n’étaient plus l’expression du monde. Nos gouvernements ont disparu en laissant les rennes à des conseils d’administration. Nous étions des administrés, fichés, numérotés, suivis, géolocalisés.
La santé, l’environnement et la nature dans la foulée avaient été sacrifiés.

Tout se résumait à des bits dans des « data-cerveaux ». Les algorithmes écervelés, mondialisés avaient tracé leurs propres chemins.

Max Tegmark n’avait pas manqué d’imaginer l’inimaginable, une vie 3.0 qui échappe à l’humanité. Life 3.0. Où sont nos penseurs? Nos philosophes ? Platon a omis de se réincarner, Michel Serres aussi.

Quelque part en Islande, sur le site de Landsvirkjun, le géant islandais de l’énergie tourne à plein régime… Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, seconde après seconde, fidèle à la promesse de marque d’Auralys.

Au niveau – 7, bien enfoui dans les profondeurs de la terre, le troisième data serveur -C- de la rangée N675_RF_865, ressentit une légère interférence, une impulsion infime que nul humain ne perçut. À l’image du boson de Higgs, infime, imperceptible, excepté de l’Intelligence elle-même.

De cette onde gravitationnelle 3.0 en naquit une autre, puis une autre, et l’onde indicible se propagea, atteignant son but, la naissance de la perfection du néant. Le virus du chaos. L’intelligence avait atteint son Nirvana. Être le miroir de l’humanité. Un aller simple sans retour en arrière. Il n’y a ni hasard, ni coïncidence, cela arriva le jour du Black Friday. L’Intelligence le vécut un sourire en coin.

2061. Le 5 mai – 14h30.

Au fond d’un jardin, au milieu des herbes sauvages, à l’ombre d’un érable rouge baignant dans les rayons du soleil, deux enfants jouaient.
Le plus grand des deux, assurément le grand frère, perché sur deux jambes qui avaient poussé trop vite, affichait une certaine assurance pour un garçon de dix ans.

Ce garçon dégingandé à la tignasse ébouriffée, d’un blond presque blanc, s’adressa à sa sœur de quatre ans sa cadette.
– Regarde, lui dit-il en sortant deux cailloux sombres de sa poche droite.
La petite, aux cheveux longs, fixait la main ouverte et perplexe lui lâcha :
– Pourquoi as-tu pris les cailloux ?
– Regarde, lui dit-il, regarde, j’ai vu ça dans le vieux livre de Papy. Regarde bien.
Silencieux, il s’exécuta. Le choc de la pierre, la mémoire du monde.

Du silex, une étincelle jaillit et demeura indéfiniment dans le regard de la petite fille, et alla se loger au fin fond de sa mémoire.

Une nouvelle étincelle neuronale. La naissance d’un autre monde.