Par Kim Lavack Paquin

 

Unpointcinq m’invite à imaginer le monde #dans30ans.
Il y a une différence entre se projeter dans le monde dans lequel on rêve de vivre, de dépeindre celui dans lequel on croit que l’on va vivre et une fabulation de science-fiction ludique. La courte histoire qui suit se trouve dans cette dernière catégorie.
Ou un peu dans les deux premières. Va savoir.

Le vieux

Il se glissa hors de la fenêtre du mieux qu’il put, considérant sa vieille carcasse. Du rebord, il se donna l’élan nécessaire pour atterrir 3 mètres plus bas en douceur, avec une petite roulade. Pourquoi pas. Plutôt agile pour un jeune vieux de 72 ans. Il se savait chanceux d’être de la première génération à vraiment pouvoir adoucir son vieil âge grâce aux avancées médicales extraordinaires qui ont marqué les années 30. La nanorobotique s’avérait beaucoup plus efficace que la cortisone pour tendre à une certaine flexibilité prolongée. À plusieurs égards, vieillir était maintenant beaucoup plus doux. De corps et d’esprit. La pandémie de 2020 avait ouvert bien des yeux sur la relation que la société entretenait depuis trop longtemps avec la vieillesse. Après de grands tumultes, à la fin des années 20, les choses avaient évolué rapidement. Pour le mieux.

Cette nuit l’air est chaud et sec, mais pur, et la brise, comme une bonne caresse qui sent bon. C’est le temps des lilas à Montréal. Le céleste brille de millions de feux de ces mondes lointains que l’humanité commence enfin à explorer, à effleurer du bout des doigts, renvoyant sur terre des images à faire rêver l’enfant en lui qui aurait tant voulu être astronaute.

Au moment même où le vieux pense à tout ça en lorgnant cette immensité du regard, les trois quarts de la population, eux, sont assoupit, ou plutôt, en immersion totale. Ils sont maintenant si nombreux à vivre par leur avatar à l’intérieur de c’qu’il appelait moqueur, La Patente. L’arrivée du monde virtuelle amena le télétravail et le divertissement à un autre niveau, littéralement. Là-dedans, le monde se baigne nu-fesses dans les laves du soleil. Les gens y travaillent aussi, s’y amusent beaucoup, s’y marient, y meurent. À leur façon. Certains n’en revenant que très rarement. De moins en moins.

Sauf les vieux. Sauf quelques vieux et d’autres irréductibles du réel. Des nostalgiques peut-être, mais des parents aussi. Pour les enfants surtout.

Bien sûr, on avait encore besoin de vrai monde sur le plancher des vaches. Même des vieux. Même qu’heureusement les vieux. Certaines tâches ayant encore besoin de sueur.

Lui, il jardine; les villes sont devenues des jardins. Parfois aussi il écrit. Ses histoires naissent dans le réel et prennent vie de sitôt dans cette Réalité Virtuelle Augmentée. Il fait partie des derniers vrais conteurs d’histoires. Parfois, il se demande comment ils feront après, pour se raconter. Mais juste parfois. La plupart du temps, il s’en fout. Il a depuis longtemps accepté que ce monde s’éloignait de ce qu’il avait connu et qu’il n’y pouvait rien. Et puis ce n’est pas plus mal de le laisser aller. Il comprenait qu’une cohabitation entre l’humain et la nature se puisse, le scénario actuel était aussi bon qu’un autre. Et, en réalité, ce sont les gens qui l’ont choisi.

Les rues sont désertes, comme toujours à cette heure, mais le vieux reste prudent. Il préfère ne pas se faire suivre par les drones de surveillance. Ce soir, c’est de l’autre côté du périmètre qu’il va.

Avec tant de monde dans la Patente, confortablement installé dans leur BOX, la sécurité des milieux d’habitation n’est pas prise à la légère. Mais comme la surveillance à distance est analysée en direct, les interventions sont moins fréquentes qu’à l’époque des gentilles patrouilles. En appliquant un peu de jugement au cas à cas, c’est fou comment on peut éviter les interventions dans le réel pour des riens. Et de toute façon, les vieux, là où d’autres seraient réprimandés, les vieux, eux, on les laisse libres d’aller maintenant.

Mais le périmètre reste le périmètre, et notre homme fait sa part pour garder le secret. Son drone IA personnel l’aide habilement à contourner les obstacles et l’aventure reste excitante.

Sur le chemin, ils se croisent, sourire en coin, d’ombres en ombres. Des hommes et des femmes gardant le secret comme lui. En silence, seuls ou mains dans la main, retenant un fou rire enfantin, ils passent la petite porte cachée. Vive les petites portes cachées. Il n’y en aura toujours.

L’herbe est longue à l’orée de l’immense étendue d’arbres. Au large, on sent le fleuve. Au centre de l’éclairci, près du ruisseau, un feu, des voix, des éclats de rire, de la musique, pleins de vieux qui dansent et qui chantent. Tout autour, la nature jubile de vie dans la nuit. En symbiose. On ne sait plus trop comment tout cela a commencé. Paraîtrait qu’il y en a d’autres qui font la même chose, ailleurs. Déjà le murmure d’une légende.

Depuis quelques années, les soirs d’été tout en étoiles, là où la nature a pu reprendre son règne, elle ouvre les bras et les accueille. Le vieux pourrait pleurer de joie, mais il est trop heureux à rire.