Par Florence Meney


Une vieille dans sa bulle

Je pense que je vais garder les yeux fermés encore un peu. Si j’enfouis la tête dans l’oreiller, mes pauvres paupières fripées bien closes, je peux presque y croire. Imaginer que nous sommes encore en 2020, quelque part entre février et mars. Que dans une heure j’irai courir dans les bois tout proches. Que ma fille, au souper, racontera les mille joies et misères de sa vie de jeune adulte.

Je peux presque me donner l’illusion que la lumière qui déjoue les persiennes intelligentes et se fraie un chemin jusqu’à mon chevet à la blondeur anémique d’un début de printemps porteur de toutes les promesses plutôt que la chaleur factice de cette atmosphère contrôlée qui est censée me garder en vie. En santé.

J’ai 85 ans, le cheveu rare et la silhouette voutée, quelques failles de mémoire, mais je pourrais tout aussi bien en avoir 50 ou 120. Potentiellement, je suis immortelle. Aucune maladie ne peut pénétrer la barrière, et pour le reste, cancer, athérosclérose, démence, les avancées de la science, déesse toute puissante ces temps-ci, ont réglé la question.

Quand j’ai intégré la bulle, presque par choix, il me semblait, comme à mes semblables, que c’était la chose à faire. « Plus jamais de géronticide! » avait clamé l’État à l’issue de l’hécatombe, quand le mal s’était retiré, laissant tous ces vieux corps échoués en une marée basse maudite sur les rives de notre société horrifiée. Plus jamais cela. Protéger les 70 ans et plus, il le fallait à tout prix. Le mal pouvait revenir à tout moment.

Une décennie avait suffi pour inventer la bulle, et l’établir aux confins du monde, sur cette grande île perdue. J’avais justement atteint l’âge fatidique, j’étais devenu fragile, la cible incarnée. Il n’avait pas fallu se battre pour gagner sa place dans la bulle, non, car les vieux survivants étaient si rares à l’époque. « Vas-y, Maman, tu seras en sécurité là-bas », avait imploré ma fille. Dieu qu’elle me manque. Le reste aussi.

J’entrouvre un œil. Ma chambre est feutrée, baignée de boiseries chaudes, digne d’un hôtel de luxe. Le balcon donne sur le jardin perpétuellement fleuri de lilas, mon essence préférée. Pour Aline, ma voisine et amie, ce sont les magnolias, ceux qu’elle peinait à cultiver dans son ancienne vie. Nous sommes aux petits oignons ici, le personnel trié sur le volet anticipe nos moindres désirs. J’ai pris 15 kilos à force de petits plats, mais le spa contrôle un tant soit peu l’avachissement de mes chairs.

Je suis privilégiée. Je le sais. Pourquoi alors suis-je si lasse? Pourquoi mon seul désir est-il de refermer les yeux, et de plonger dans le néant d’un sommeil sans fin?